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Au sortir de table, nous avons passé dans la bibliothèque. Après avoir rangé toute sa musique, mon mari s’est assis, et, me prenant sur ses genoux : « Venez ici, ma petite femme, m’a-t-il dit, et rendez-moi compte des lectures que vous avez faites pendant mon absence. » Je lui ai avoué ingénument que tous les livres d’histoire que j’avois commencés m’avoient assommée d’ennui, au point de ne pouvoir les finir, excepté, cependant, les Mémoires du cardinal de Retz ; que les romans ne m’avoient point intéressée, si ce n’est dans les endroits où je trouvais des situations semblables à la mienne. « Et dans quel roman, me dit-il, avez-vous trouvé une situation semblable à la vôtre ? » Je me défendis de lui répondre, craignant ou d’être injuste, ou de l’humilier trop si mes anciennes craintes étoient fondées. Mais comme il m’obligea de répondre : « C’est, lui dis je, dans les Confessions du Comte de ***, lorsque madame de Selve voit clairement l’infidélité du comte, et que, loin de se plaindre, elle le défend quelque temps contre elle-même, et ensuite renferme sa douleur. » Je l’embrassai les larmes aux yeux en achevant ces paroles[1]. « Ah ! parbleu, dit-il en riant de toute sa force, cela ne te ressemble guère, car tu ne te fais pas faute de le plaindre. — Moi ? » repris-je, tout étonnée.

Dans ce moment on lui apporta ses lettres ; j’avançai la main vers le laquais pour les prendre et les lui remettre,

  1. Les Confessions du comte de ***, roman de Duclos, avaient paru à la fin de l’année 1741, et eurent longtemps un très-grand succès qu’on ne s’explique guère à présent. Voltaire écrivait, le 19 janvier 1742, à d’Argental, lorsque le livre lui eut passé par les mains : « Ce n’est pas là un titre à aller à la postérité. Ce n’est qu’un journal de bonnes fortunes, une histoire sans suite, un roman sans intrigue, un ouvrage qui ne laisse rien dans l’esprit et qu’on oublie comme le héros oublie ses maîtresses. Cependant je conçois que le naturel et la vivacité du style, et surtotl le fond du sujet aient réjoui les jeunes et les vieilles. »