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monde cette petite créature qui m’est si chère ! Je ne jouirai pas du bonheur de lui avoir donné l’être : et quel sera son sort après moi ? » Telles étoient les appréhensions dont elle me faisoit part.

Je convenois que les exemples des malheurs qu’elle redoutoit étoient fréquents ; mais je lui faisois remarquer qu’ils ne tomboient guère que sur les femmes qui menoient une vie dissipée, et qui n’apportoient aucun soin à leur santé. Je citois tous les exemples heureux de celles qui se ménageoient et menoient à peu près la même vie qu’elle. Mes discours, à la fin, la persuadèrent, d’autant plus que je finis par lui conseiller de penser à se calmer le sang, et à se mettre en état de nourrir elle-même son enfant, ce qui, immanquablement, devoit la préserver des suites qu’elle craignoit. Elle saisit avidement cette idée ; « elle me fait, me dit-elle, envisager une source perpétuelle de douceur et de satisfaction. » Elle voulut en parler tout de suite à sa mère et même à son beau-père ; mais la crainte qu’ils ne la détournassent de ce projet la retint quelque temps. Elle craignoit qu’ils n’y trouvassent de la singularité : et enfin, n’usant prendre sur elle de leur en parler, elle m’en chargea[1].

M. de Bellegarde dit qu’il y consentiroit, si le médecin l’approuvoit, et si son mari ne s’y opposoit pas. Quant à sa mère, il n’y eut sorte de craintes que ce sujet ne lui fit concevoir : la singularité dont il pouvoit paroitre, les ridicules que cela donneroit à sa fille, si elle étoit obligée de renoncer à une entreprise peut-être au-dessus de ses

  1. Elle voulait nourrir et ne nourrit point. Jean-Jacques n’avait pas encore parlé aux mères. Peut-être madame d’Épinay n’indique-t-elle ici le désir qu’elle avait conçu qu’en souvenir des relations qu’elle eut plus tard avec l’auteur de l’Émile.