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sans peine ni plaisir. Elle sortoit presque tous les jours, M. de Bellegarde et madame d’Esclavelles ne s’y opposoient pas, sentant eux-mêmes la nécessite de la distraire d’une douleur qui auroit infailliblement attaqué sa santé. Elle passoit toutes les matinées et une partie de la nuit à écrire à son mari. Il l’avoit chargée en partant de quelques détails qui le concernoient, entre autres de retenir, tous les mois, une portion de la somme que son père lui envoyoit, pour en acquitter quelques dettes dont il lui avoit laissé l’état. Cette occupation lui donnoil la plus grande satisfaction, et il n’y avoit pas jusqu’à la vue des créanciers de son mari qui ne la comblât de joie, parce qu’elle parloit de lui ; elle prolongeoit la conversation avec une adresse qui enchantoit ces bonnes gens et qui me faisoit mourir de rire lorsque j’en étois le témoin.

Huit jours après le départ de M. d’Épinay, il se présenta plusieurs créanciers qui n’étoient pas compris sur la liste et qui prétendoient se faire payer. Elle suspendit l’ordre qu’elle étoit chargée de donner au sellier pour un second carrosse qu’il devoit faire pour lui, pendant son absence. Elle découvrit aussi qu’il avoit acheté une magnifique calèche dorée à l’inventaire du président de Maux[1], et elle écrivit pour savoir son intention sur tous ces objets ; elle hasarda timidement quelques représentations sur la magnificence de cette calèche et sur l’inconvénient qu’il pouvoit y avoir de s’en servir. Sa plus grande peur étoit de le blesser ; et cette crainte, qu’elle n’a conservée que trop longtemps, lui a été sou-

  1. M. le président de Maux (peu importe également son nom véritable) avait aimé discrètement mademoiselle d’Esclavelles, et, vers le temps où il fut décidé qu’elle épouserait son cousin, il l’avait fait demander en mariage par sa mère. Madame d’Épinay avait pour lui de l’estime, et peut être l’eût accepté s’il s’était présenté plus tôt.