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douleur qu’elle ressentit à leur première séparation depuis qu’ils étaient mariés avoit un tel caractère de vérité, et elle la laissoit voir avec tant de franchise, qu’il étoit difficile de n’en pas être ému.

Dès que son mari fut parti, elle se crut seule dans l’univers. Il n’y a personne de ceux qui ont ressenti une violente passion qui n’ait éprouvé le vide d’une première absence. Combien alors est précieux tout ce qui nous représente l’objet de nos regrets, et combien est importun ce qui nous distrait de notre affliction ! Madame d’Épinay se livra à toutes les extravagances qui résultent du délire d’une première passion. Elle fit apporter dans son appartement les meubles de son mari ; elle résolut de se servir de préférence de tout ce qui lui appartenoit et qui pouvoit être à son usage ; elle ne voulut voir que les gens à qui elle pouvoit parler sans cesse de lui ; elle trouvoit mille prétextes pour le nommer ; son nom lui sembloit se rapporter merveilleusement à tout ce qu’on lui disoit. Les larmes qu’il avoit versées en la quittant lui étoient d’autant plus précieuses qu’elle avoit des inquiétudes sourdes sur sa tendresse. Cette marque de sensibilité lui parut un triomphe dont elle s’empressa de tirer vanité auprès de moi et de madame de Maupeou. Elle ne concevoit pas comment elle avoit pu le laisser partir sans elle ; la crainte de lui occasionner de la dépense l’avoit retenue, mais un commencement de grossesse avoit été le motif décisif. Comme madame de Maupeou et madame de Vignoles[1] lui laissoient la liberté de s’affliger auprès d’elles ; elle se livra à leurs conseils,

  1. De même que pour le chevalier de Canaples et quelques autres encore, le nom donné par madame d’Epinay est un nom supposé qu’il n’importe nullement de changer.