Page:Mémoires de Madame d’Épinay, Charpentier, 1865.djvu/39

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Mais ne me le répétez jamais, je ne veux plus m’en souvenir, je veux l’oublier ; je crois que si ce propos reste dans ma mémoire, il faudra que je haïsse mon frère. Il m’a dit : « À quoi sert, ma pauvre sœur, l’état où vous vous mettez ? Eh bien ! prenons les choses au pis : quand il auroit une maîtresse, une passade, que cela signifie-t-il ? Vous en aimera-t-il moins dans le fond ? — Que dites-vous, mon frère, m’écriai-je ? quoi il auroit ! — Je n’en sais rien, je suppose ; je l’ai vu une fois ou deux. — Non, non, mon frère, n’achevez pas. — Mais encore une fois, qu’est-ce que cela prouve ? — Non, mon frère, cela ne se peut. — Soit, » dit-il. Je combattis un quart d’heure entre le désir et la crainte d’apprendre tout ce qu’il en pouvoit savoir. La crainte l’emporta, et sous le prétexte d’avoir besoin de repos, je le priai de me laisser seule. Je ne puis vous peindre mon état ; il sembloit que tout conspiroit à augmenter le trouble de mon âme ; mais achevons ce triste récit. J’attendis mon mari jusqu’à onze heures ; puis, soit d’accablement, soit d’épuisement, je m’endormis sur mon fauteuil. À trois heures, je me réveillai, ne doutant pas qu’il ne fût rentré, et ne pouvant m’en éclaircir, je sonnai ma femme de chambre pour me coucher. Mais, dès que je fus au lit, je me trouvai dans une agitation qui ne me permit pas de reprendre le sommeil ; j’aurois donné tout au monde pour savoir si mon mari étoit rentré. Le violent mal de tête qui se joignit à mes agitations me prouva que j’avois de la fièvre. Je sonnai ma montre au bout de quelque temps ; elle disoit quatre heures. L’instant d’après, j’entendis arrêter un carrosse à la porte de la maison ; mon inquiétude m’annonça mon mari, et le bruit que j’entendis tout de suite dans sa chambre me confirma son arrivée.