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ner, mais je le priai tout bas de ne pas me faire remarquer. Il eut pitié de moi, et me serra la main avec l’air de prendre part à ma peine. À neuf heures, M. d’Épinay n’étoit pas encore rentré ; à neuf heures et un quart, on ne l’attendoit plus, et on se mit à table. L’instant d’après, il m’envoya dire que M. de Rinville l’avoit emmené chez lui, et qu’il y resteroit à souper. Ce fut alors, mon cher tuteur, que j’eus bien de la peine à me contraindre. L’inquiétude pour sa santé l’emporta sur tout le reste. Mais, comme je vis que son père étoit irrité de l’extrême dissipation où il vivoit depuis quinze jours, je repris des forces pour le défendre.

Dès qu’on fut sorti de table, je demandai permission de me retirer, alléguant la nuit que j’avois passée, et je remontai chez moi, où je fondis en larmes. Mon beaurère, inquiet des mouvemens qu’il avoit bien remarqués en moi, vint me trouver, et me pressa si fort pour savoir le sujet de ma peine, que je ne pus la lui cacher : je lui confiai tout. Il blâma beaucoup son frère. Bon Dieu ! étoit-ce là le moyen de me consoler ? Il trouva que je mettois seulement à sa dissipation plus d’importance qu’elle ne méritoit. « Représentez à votre mari ses torts, me disoit-il ; et de quelque manière qu’il prenne vos représentations, ne soyez pas assez dupe pour vous en affliger. » Quels conseils ! Mais quoi ! n’y a-t-il donc que moi dans le monde qui sache aimer ? Il ajouta, voyant que ses consolations ne servoient qu’à aigrir mes peines. Vous répéterai-je, mon tuteur, ce qu’il m’a dit ? Si vous saviez l’impression ! Mais que signifie cela dans la bouche d’un homme qui ne sait point aimer ? Il m’a dit, en voyant… Cependant, mon cher tuteur, s’il a bien senti ce qu’il a dit, il faut… Je ne sais ce que je voulois dire.