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peu y a-t-il de gens qui fassent ce qu’ils doivent ; et puis il me semble que les actions ont plus ou moins de prix suivant le caractère des gens qui agissent. Un jeune homme[1] qui est fort dissipé, qui aime les plaisirs, le grand monde, et qui, de lui-même, les sacrifie à son devoir sans une absolue nécessité, simplement pour montrer des égards et des soins, ne fait-il pas une action aussi estimable qu’un homme fort grave et fort occupé de ses principes, lorsqu’il rend un service essentiel ? Voilà, je trouve, en général le grand défaut des hommes, c’est qu’ils ne se mettent jamais à la place de ceux qu’ils jugent. Enfin ma mère est, je crois, dans ce cas ; elle n’a peut-être jamais été jugée injustement, ce qui fait qu’elle est beaucoup, mais beaucoup trop sévère avec mon mari ; et si je ne prenois souvent son parti contre elle, je ne sais ce qui en arriveroit. Concevez-vous ce qu’il m’en coûte pour prendre parti contre ma mère ? Je voudrois bien donner à mon mari un peu plus de confiance en elle, et l’engager à la prier de diriger ses affaires, car je soupçonne qu’il n’y entend pas grand chose, et qu’elles ne sont pas trop en ordre.

À trois heures après dîner nous remontâmes dans notre appartement ; il me proposa de ne recevoir personne de tout le jour, sous prétexte que ma mère étoit malade, et à cette condition, il me dit qu’il ne sortiroit pas de la journée. Je ne demandois pas mieux, j’en étois enchantée, mais je ne l’aurois jamais proposé. Sûrs donc de

  1. M. d’Épinay (Denis-Joseph) est né le 2 août 1724. Sur l’acte de son baptême, son père porte, entre autres titres, celui de seigneur de Preux ; c’est du chef de sa femme. Le parrain est Joseph Terrisse, écuyer, « conseiller secrétaire du roy, maison, couronne de France, et de ses finances honoraire, » beau-frère de M. de Bellegarde. La marraine est la mère même de madame d’Épinnay.