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PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE III.

abandonnée à de petites idées pusillanimes qui la troublent et lui arrachent des larmes sottes et comiques, auroit eu la crainte que les dieux ne bénissent pas son union et refusassent leurs faveurs à l’être qui va germer dans son sein.

Mademoiselle Quinault. — Voilà ce qui s’appelle une idée sublime. C’est Pindare, c’est Anacréon ; voilà ce qui s’appelle un poëte.

Duclos. — Ah ! parbleu, j’aurois été tous les jours à la noce, si cela se fût passé ainsi. »

Je trouvai d’abord ce tableau bien fort pour être crayonné ainsi en présence de femmes qui se respectent ; mais M. de Saint-Lambert y mêla des réflexions si graves et si élevées, que tout ce qu’il y avoit de choquant dans cette idée fit bientôt place à l’admiration. Je me mourois de peur que mademoiselle Quinault ne l’interrompît, comme elle avoit fait au commencement, par une plaisanterie assez déplacée ; mais, à mesure que le marquis parloit, il sembloit nous communiquer son enthousiasme, et lorsqu’il eut fini, on fut près d’un quart d’heure à l’applaudir, si bien qu’on ne s’entendoit plus. À la fin, le prince profita d’un moment de silence pour reprendre ainsi la conversation.

Le prince. — Mais comment en est-on venu, en effet, à se cacher d une action si naturelle, si nécessaire et si générale ?

Saint-Lambert. — Et si douce !

Duclos. — C’est que le désir est une espèce de prise de possession. L’homme passionné détourne la femme, comme le chien qui s’est saisi d’un os le porte à sa gueule, jusqu’à ce qu’il puisse le dévorer dans un coin ; et, tandis même qu’il le dévore, il tourne la tête, il