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PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE III.

ordre ; elle a eu beau, ainsi que madame de Roncherolles, prendre hautement mon parti ; rien n’a pu le fléchir[1].

  1. Madame d’Épinay ne revit plus M. de Maupeou. Vingt ans plus tard, quand, devenu chancelier de France, il mit à exécution son fameux coup d’État, pour « retirer la couronne royale de la poussière du greffe, » elle jugea cette entreprise avec un grand sens, comme le prouve cet extrait d’une lettre d’elle à l’abbé Galiani, lettre datée du 11 avril 1771 :

    « Quant aux écrits, il y a un si grand mépris répandu sur la manière dont M. le chancelier opère, qu’à peine daigne-t-on les lire. On est persuadé d’avance qu’ils doivent être pleins de fausseté et de subtilité. De ceux qui les ont lus, les uns les trouvent maladroitement faits ; les autres, ni vrais, ni faux ; difficiles, mais possibles à réfuter ; d’autres disent enfin, et je suis du nombre, que le point de la question est toujours laissé de côté.

    « Il est certain que, depuis l’établissement de la monarchie française, cette discussion d’autorité, ou plutôt de pouvoir, existe entre le roi et le parlement. Cette indécision même fait partie de la constitution monarchique ; car si on décide la question en faveur du roi, toutes les conséquences qui en résultent le rendent absolument despote. Si on la décide en faveur du parlement, le roi, à peu de chose près, n’a pas plus d’autorité que le roi d’Angleterre ; ainsi, de manière ou d’autre, en décidant la question, on change la constitution de l’État ; au lieu qu’en laissant subsister les choses telles qu’elles ont été de tout temps, quel est de fait le cas où le roi n’ait pas été maître de faire une bonne loi, un règlement juste ? Et quel est le cas où, malgré la résistance des parlements, la volonté du souverain n’a pas prévalu, jusqu’à ce que, maîtrisé par la force des événements et des circonstances, très-indépendants des parlements, le souverain se soit lui-même départi de ses projets ? Si l’on n’avoit voulu que le bien, on auroit remédié aux abus sans renverser l’édifice ; et lorsqu’on veut employer les matériaux d’un édifice qu’on démolit, il faut démolir avec précaution, et non pas briser ; sans compter qu’il ne faut pas traiter les hommes comme les pierres, qui se meuvent avec des grues.

    « Chaque pas aggrave le mal. On écrit, on répondra. Tout est de mode pour le caractère françois ; tout le monde voudra approfondir la constitution de l’État ; les têtes s’échaufferont. On met en question des thèses auxquelles on n’auroit jamais ose penser : or, voilà un mal irréparable. Comme je vous l’ai dit, mon cher abbé, ces questions sont la théologie de l’administration. Pour qu’elles soient éclaircies sans danger, il faut que, par le résultat de ses recherches, on se trouve aussi bien traité et aussi heureux qu’un homme raisonnable puisse le prétendre ; sans quoi, les lumières qu’acquièrent les peuples doivent un peu plus tôt, un peu plus tard, opérer des révolutions. »