Page:Mémoires de Madame d’Épinay, Charpentier, 1865.djvu/107

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montra qu’il se flattoit bien que je n’en perdrois rien. On leur apporta leur souper. Vingt fois je fus tentée de prier encore M. d’Épinay de s’en aller : je me relevois sur mon séant, je me recouchois. À la fin je crus qu’il valoit mieux feindre de ne les pas entendre, étant d’ailleurs presque certaine que ma prière ne seroit pas écoutée. Au dessert, ils renvoyèrent les gens, et le chevalier demanda une bouteille de vin de Champagne ; mon mari la fît apporter avec une autre de vin de Lunel. Je frémis en pensant tout à coup qu’ils pouvoient s’enivrer. J’étois sûre qu’ils étoient encore de sang-froid, car ni l’un ni l’autre n’avoient rien dit en présence des valets. Je saisis ce moment pour appeler M. d’Épinay. Il vint à mon lit : « Monsieur, lui dis-je tout bas, en voilà bien assez ; allez, je vous prie, achever votre repas dans votre chambre ; le feu doit être allumé. — Cela n’en vaut pas la peine, me répondit-il, nous ferions du bruit à mon père ; nous aurons fini dans un moment. » Il voulut me prendre la main, je le repoussai rudement. Il se retira en fermant le rideau, « J’ai cru, lui dit à voix basse le chevalier, que tu allois me laisser là et prendre place à côté d’elle ; si j’en avois le droit, je n’y aurois pas manqué. » Je ne tardai pas à distinguer de la part du chevalier un projet formé d’enivrer mon mari. La colère et la frayeur s’emparèrent de moi, je sonnai toutes mes sonnettes, j’ouvris précipitamment mon rideau. « Messieurs, leur dis-je d’un ton ferme, sortez tout à l’heure de mon appartement ; Hélène, allez tout de suite réveiller ma mère et M. de Bellegarde ; dites-leur, de ma part, de monter promptement. » L’air avec lequel je parlois leur en imposa. M. d’Épinay se leva en chancelant et dit tout bas au chevalier : « Elle est fâchée, allons nous-en. — Quoi ! sans lui dire adieu, reprit le chevalier