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288 LE ROMAN

tuée que si on parlait de notre amour comme de celui d'Iseut et de Tristan, dont on dit tant de folies que j'aurais honte de les raconter. Je ne consentirai jamais à mener la vie que mena Iseut : Amour en elle se conduisit trop vilainement', car son corps appartenait à deux, tandis que son cœur était tout entier à un. Elle passa ainsi toute' sa vie, ne se refusant jamais à l'un ni à l'autre. Un tel amour ne fut pas louable; mais le mien ne changera jamais : ni pour mon corps, ni pour mon cœur, je n'admettrai de partage à aucun prix... Qui a le cœur ait le corps; j'en exclus tous les autres. Mais je ne vois pas comment celui à qui mon cœ-ur s'abandonne pourra avoir mon corps, puisque mon père me donne à un autre et que je n'ose le refuser. Et quand cet autre sera maître de mon corps, s'il en fait ce que je ne voudrais pas qu'il en fît, je ne pourrai ensuite laisser un autre y avoir part. » Tel est donc l'état d'âme de cette jeune fille, qui connaît, comme on voit, à fond et la vie et la littéra- ture : du moment qu'elle a donné son cœur^ à Cligès, elle n'admet pas qu'un autre possède son corps ; elle ne veut pas être comme Iseut, qui partageait son corps entre son mari et son amant : si son mari possède son corps, Cligès n'y aura point de part '.

Dans d'autres passages encore, Fénice, — car c'est elle seule qui semble avoir ces scrupules, — oppose sa façon de comprendre l'amour à celle d'Iseut, et ce sont ces passages qui ont amené M. Fôrster à considérer Cligès comme un Anti-Tristan. Il y a certainement dans cette thèse une part de vérité '^ ; mais le

��1. Aniors en ti trop vileua : l'idée de « vilain » est ici opposée à celle de « courtois » : Fénice trouve qu'une telle façon de comprendre l'amour n'est pas conforme à la courtoisie.

2. Le poète, ici et ailleurs, ne se fait pas faute de dire que le cœur d'un des amants est à l'autre, ou avec l'autre, etc., malgré sa critique de cette façon de parler (voir ci-dessus, p. 286, n.).

3. Fénice ajoute qu'Alis en l'épousant manque à l'engagement qu'il avait pris envers le père de Cligès, et que pour rien au monde elle ne voudrait qu'il eût d'elle un enfant qui dépouillerait l'héritier légitime de Constantinople.

4. Elle avait déjà été exprimée plus ou moins nettement par d'autres ; ainsi M. Wechssler (Die Sage vom G rat, n. 67) avait dit : « Ctigès se carac-

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