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notre vieille épopée : les individus l’intéressent moins que les idées et les sentiments dont ils sont les porteurs. Ce n’est pas ici, comme dans l’épopée allemande, la destinée personnelle des héros qui fait le sujet principal et presque unique du poème : si l’héroïsme et la mort de Roland sont si émouvants, c’est qu’ils sont mis au service de causes supérieures au guerrier lui-même : l’honneur, la foi chrétienne, la fidélité au seigneur, le dévouement à « douce France ». Nous avons, il est vrai, des poèmes beaucoup plus individualistes, comme Renaud de Montauban ou les Lorrains ; mais d’une part ils ont eux-mêmes quelque chose de général en ce qu’ils sont profondément imbus des sentiments « féodaux », et d’autre part ils sont encore tout pénétrés de l’esprit germanique ; ils sont comme des dépôts, sur le sol français, de cette grande alluvion des temps mérovingiens dont le flot n’a fait depuis mille ans que reculer et décroître. Prise dans son ensemble, notre épopée est une épopée sociale, par opposition à l’épopée individualiste des Allemands. La pénétration et l’adaptation d’une matière étrangère par l’esprit français se montrent à merveille dans la lente transformation des récits d’origine celtique. L’épopée de Tristan, où la souveraineté égoïste de l’amour éclate avec une si sauvage beauté, est isolée au milieu de nos romans de la Table Ronde et présente déjà, dans ses versions françaises, bien des traces d’accommodation au milieu dans lequel elle a été introduite. Quant aux autres, bien qu’ils eussent été originairement conçus dans un esprit bien différent, ils nous offrent un idéal tout social, et même tout conventionnel, de courtoisie et d’honneur : ils présentent à la société chevaleresque du xiie siècle un miroir où elle aime à se contempler telle qu’elle croit être ou voudrait être. Les romans d’aventure, empruntés de toutes parts, et qui répondent au besoin universellement humain d’entendre et de raconter des histoires merveilleuses, ont subi insensiblement une réfraction analogue : nos poètes aiment à en tirer une leçon, à y introduire les règles de la vie élégante de leur temps, à changer ces vieux récits, qu’avait formés la seule imagination en vue de plaire à elle-même, en exemples et en moralités. Le même souci se retrouve jusque dans les fableaux : beaucoup des rimeurs de ces contes souvent plus que gais se préoccupent de donner à leurs récits quelque