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RIENZI.

tout ce qui fait la satisfaction du présent, parce que j’avais ce qui peut me faire oublier le présent. J’avais le pouvoir de repeupler, de créer les légendes et les rêves du passé, la divine faculté des vers où le cœur peut épancher son trop plein de beautés ; oui, j’avais tout cela ! Pétrarque fut plus sage. Il a préféré parler au monde, mais en dehors du monde ; persuader, exciter, commander, car c’est là le but et la gloire de l’ambition, moins son tumulte et ses peines. À lui la tranquille cellule qu’il remplit des images de la beauté ; la solitude dont il sait bannir les mauvais temps de nos tristes jours, rêvant seulement aux grands cœurs et aux glorieuses époques du passé. Mais moi, que de soucis j’épouse ! À quels labeurs je me suis enchaîné ! quels instruments je suis obligé d’employer ! quels déguisements il me faut prendre ! à quels détours, à quels artifices abaisser ma fierté ! J’ai de vils ennemis, des amis incertains. Et vraiment, dans cette lutte contre des hommes pleins d’aveuglement et de bassesse, l’âme elle-même se fausse et se rapetisse. Les Moyens, avant d’arriver à la Fin, c’est-à-dire à la pure lumière après laquelle ils soupirent, sont condamnés à commencer par se rouler patiemment dans la fange des caves souterraines où ils font leur chemin. »

Il y avait dans ces réflexions une vérité dont le Romain n’avait pas encore éprouvé toute la sombre tristesse. Quelque sublime que soit l’objet que nous nous proposons, toute démarche indigne que nous faisons pour l’obtenir, fausse en nous le coup d’œil de notre ambition, et les moyens, peu à peu, ravalent à leur propre bassesse le plus noble but. C’est là le vrai malheur d’un homme supérieur à son époque ; c’est que les instruments dont il doit se servir le souillent. Sans doute il réforme son temps en partie ; mais en partie aussi le temps où il vit corrompt le réformateur. Sa propre astuce mine les fondements de sa sécurité ; le peuple que, lui-même, il