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LES DERNIERS JOURS

ne voit rien d’incompatible entre une chansonnette d’amour et une description de la peste.

— C’est quelquefois la même chose, dit Claudius.

— Je lui en fis justement l’observation, pour excuser son impertinence ; mais le jeune homme, visage refrogné, reçut mal la plaisanterie ; il me répondit que la musique ne plaisait qu’à nos oreilles, et qu’un livre (rappelez-vous que c’était la description de la peste) élevait le cœur. « Ah ! dit le gros oncle avec un ronflement, mon neveu est presque un Athénien, il mêle toujours l’utile au dulce. » Ô Minerve ! comme je riais dans ma manche ! Pendant que j’étais là, on vint dire à notre petit sophiste que son affranchi le plus cher était mort de la fièvre. « Inexorable mort ! s’écria-t-il ; qu’on me donne mon Horace ! Ce grand poëte seul nous console merveilleusementde tels malheurs ! » Est-ce que ces hommes aiment, ô Claudius ? à peine ont-ils des sens ! Qu’il est rare qu’un Romain ait un cœur ! ce n’est qu’un mécanisme sans os et sans chairs. »

Quoique Claudius entendît avec un peu de contrariété ces remarques sur ses compatriotes, il feignit de sympathiser avec son ami, en partie à cause de sa nature de parasite, et en partie parce qu’il était de mode, parmi les jeunes Romains dissolus, d’affecter un certain mépris pour leur origine, qui, en réalité, les rendait si arrogants ; il était de mode d’imiter les Grecs, et pourtant de rire d’une malencontreuse imitation.

Tout en conversant, ils s’approchèrent d’une foule rassemblée autour d’un espace ouvert, carrefour formé par trois rues. À l’endroit où les portiques d’un temple élégant et léger jetaient une ombre propice, se tenait une jeune fille ; elle avait une corbeille de fleurs sur le bras droit, et dans la main gauche un petit instrument de musique à trois cordes, aux sons duquel elle joignait les modulations d’un air étrange et à moitié barbare ; à chaque temps d’arrêt de la musique, elle agitait gracieusement sa corbeille ; elle invitait les assistants à acheter ses fleurs : et plus d’un sesterce tombait dans la corbeille, soit pour rendre hommage à la musique, soit par compassion pour la chanteuse, car elle était aveugle.

« C’est ma pauvre Thessalienne, dit Glaucus en s’arrêtant. Je ne l’ai pas vue depuis mon retour à Pompéi. Silence ! sa voix est douce : écoutons-la. »