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DE POMPÉI

chaînon des êtres dans la création, à qui la nature semble avoir refusé les plaisirs de la vie, excepté la perception de la vie passive et rêveuse, avait été l’hôte de cette maison, longtemps avant que Glaucus y vînt demeurer ; si longtemps même que les années que la tortue avait vécu dépassaient la mémoire des hommes, et que la tradition leur assignait une incroyable date. La maison avait été bâtie et rebâtie, elle avait changé bien des fois de possesseurs ; les générations avaient fleuri et disparu, et la tortue n’en continuait pas moins sa lente et peu sympathique existence. Dans le tremblement de terre qui, soixante ans auparavant, avait détruit une partie des édifices publics de la cité, et fait fuir les habitants effrayés, la maison que Glaucus habitait présentement avait été terriblement atteinte. Les propriétaires l’abandonnèrent pendant plusieurs jours ; à leur retour, ils déblayèrent les décombres qui couvraient le viridarium, et retrouvèrent leur tortue intacte, et ignorante de la destruction dont elle avait été environnée. On eût dit qu’une vie enchantée résidait dans son sang languissant et dans ses mouvements imperceptibles. Elle suivait sa marche régulière et monotone ; elle traversait pas à pas la petite étendue de son domaine, mettant des mois à accomplir son évolution. C’était une voyageuse sans repos que cette tortue ! elle continuait ses courses de chaque jour avec autant de patience que de peine, sans prendre garde aux choses qui l’entouraient ; tortue philosophe concentrée en elle-même ! Il y avait quelque chose de grand dans son égoïsme solitaire. Le soleil dont les rayons l’inondaient, l’eau qui tombait sur elle tous les jours, l’air qu’elle aspirait insensiblement, formaient ses seules et éternelles jouissances ; les doux changements de saison dans cet heureux climat ne l’affectaient point ; elle se renfermait dans son écaille comme le saint dans sa piété, comme le sage dans son espérance.

Elle ne s’apercevait ni des secousses ni des changements du temps. Elle était elle-même l’image du temps : lent, régulier, perpétuel, lequel ne prend nul intérêt aux passions qui se pressent autour de lui, et reste indifférent aux souffrances et aux larmes de l’humanité ! La pauvre tortue ! il ne fallut rien moins que l’éruption des volcans, les convulsions d’un monde qui se déchire, pour éteindre la faible étincelle qui l’animait. La mort inexorable, qui n’épargne ni la grandeur ni la beauté, passait sans toucher à une chose à laquelle elle ne semblait devoir apporter, du reste, qu’une légère modification.