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prédomine effectivement dans le Parti. Si cette majorité faisait défaut, les plus terribles sanctions formulées sur le papier seraient inopérantes.

Cependant cette affluence d’éléments bourgeois est loin d’être l’unique cause des courants opportunistes qui se manifestent au sein de la social-démocratie. Une autre source se révèle dans l’essence même de la lutte socialiste et dans les contradictions qui lui sont inhérentes. Le mouvement universel du prolétariat vers son émancipation intégrale est un processus dont la particularité réside en ce que, pour la première fois depuis que la société civilisée existe, les masses du peuple font valoir leur volonté consciemment et à l’encontre de toutes les classes gouvernantes, tandis que la réalisation de cette volonté n’est possible que par delà les limites du système social en vigueur. Or les masses ne peuvent acquérir et fortifier en elles cette volonté que dans la lutte quotidienne avec l’ordre constitué, c’est-à-dire dans les limites de cet ordre. D’une part les masses du peuple, d’autre part un but placé au delà de l’ordre social existant ; d’une part la lutte quotidienne, et, de l’autre, la révolution, tels sont les termes de la contradiction dialectique où se meut le mouvement socialiste. Il en résulte qu’il doit procéder en louvoyant sans cesse entre deux écueils : l’un est la perte de son caractère de masse, l’autre le renoncement au but final ; la rechute à l’état d’une secte et la transformation en un mouvement de réformes bourgeoises.

Voilà pourquoi c’est une illusion contraire aux enseignements de l’histoire que de vouloir fixer, une fois pour toutes, la direction révolutionnaire de la lutte socialiste et de garantir à jamais le mouvement ouvrier de toute déviation opportuniste. Sans doute, la doctrine de Marx nous fournit des moyens infaillibles pour dénoncer et combattre les manifestations typiques de l’opportunisme. Mais le mouvement socialiste étant un mouvement de masse et les écueils qui le guettent étant les produits, non pas d’artifices insidieux, mais de conditions sociales inéluctables, il est impossible de se prémunir à l’avance contre la possibilité d’oscillations opportunistes. Ce n’est que par le mouvement même qu’on peut les surmonter en s’aidant, sans doute, des ressources qu’offre la doctrine marxiste, et seulement après que les écarts en question ont pris une forme tangible dans l’action pratique.

Considéré de ce point de vue, l’opportunisme apparaît comme un produit du mouvement ouvrier et comme une phase inévitable de son développement historique. En Russie notamment, où la social-démocratie est née d’hier et où les conditions politiques dans lesquelles se forme le mouvement ouvrier sont extrêmement anormales, l’opportunisme est, dans une large mesure, l’émanation des tâtonnements inévitables et des expériences tentées, au milieu desquels l’action socialiste se fraie son chemin sur un terrain qui ne ressemble à aucun autre.

S’il en est ainsi, nous ne pouvons que trouver encore plus sur-