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ni par l’existence d’un Parlement bourgeois, ni par l’état d’âme du milieu social. L’intellectuel occidental que nous voyons aujourd’hui professer le « culte du moi » et teinter de morale aristocratique jusqu’à ses velléités socialistes, est le type, non pas de « l’intellectualité bourgeoise » en général, mais seulement d’une phase déterminée de son développement : le produit de la décadence bourgeoise. Au contraire, les rêveries utopiques ou opportunistes des intellectuels russes, gagnés à la cause socialiste, tendent à s’étoffer de formules théoriques où le moi n’est pas exalté, mais humilié, et la morale du renoncement, de l’expiation est le principe dominant. De même que les narodniki (ou « populistes ») de 1875 prêchaient l’absorption des intellectuels par la masse paysanne, et que les adeptes de Tolstoï pratiquent l’évasion des civilisés vers la vie des « gens simples », les partisans de « l’économisme pur » dans les rangs de la social-démocratie voulaient qu’on s’inclinât devant la « main calleuse » du travailleur.

On obtient un résultat tout différent lorsque, au lieu d’appliquer mécaniquement à la Russie les schémas élaborés en Europe occidentale, on s’efforce d’étudier le problème de l’organisation en rapport avec les conditions spécifiques de l’état social russe.

En tout cas, c’est ignorer la nature intime de l’opportunisme que de lui attribuer, comme le fait Lénine, une préférence invariable pour une forme déterminée de l’organisation et notamment pour la décentralisation.

Qu’il s’agisse d’organisation ou d’autre chose, l’opportunisme ne connaît qu’un seul principe : l’absence de tout principe. Il choisit ses moyens d’action au gré des circonstances, pourvu que ces moyens semblent pouvoir le conduire aux buts qu’il poursuit.

Si, avec Lénine, nous définissons l’opportunisme comme la tendance à paralyser le mouvement révolutionnaire autonome de la classe ouvrière et à le transformer en instrument des ambitions des intellectuels bourgeois, nous devrons reconnaître que, dans les phases initiales du mouvement ouvrier, cette fin peut être atteinte plus aisément non par la décentralisation, mais par une centralisation rigoureuse, qui livrerait ce mouvement de prolétaires encore incultes aux chefs intellectuels du Comité central. À l’aube du mouvement social-démocrate en Allemagne, alors que n’existait encore ni un solide noyau de prolétaires conscients, ni une tactique fondée sur l’expérience, on a vu aussi s’affronter les partisans des deux types opposés d’organisation : le centralisme à outrance s’affirmant dans « l’Union générale des ouvriers allemands » fondée par Lassalle, et l’autonomisme dans le parti constitué au congrès d’Eisenach avec la participation de W. Liebknecht et d’A. Bebel. Bien que la tactique des « eisenachois » fût bien confuse, du point de vue des principes — elle contribua, infiniment mieux que l’action des lassaliens, à susciter dans les masses ouvrières l’éveil d’une conscience nouvelle. Et les prolétaires jouèrent bientôt un rôle prépondérant dans ce parti (comme on peut le voir par la multi-