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LVIII
PRÉFACE

On doit traduire en prose pour ceux qui ont besoin du calque littéral, les étudiants et les professeurs. La traduction en prose est la traduction pratique. Mais n’y voyez pas un instrument parfait ; sa fidélité n’est pas toujours la justesse : elle transpose le ton et le fausse. Dans Lucrèce, elle alourdit le philosophe, elle assourdit le poète. Les invocations, les métaphores hardies, les descriptions superbes entraînent la prose à des tours de force, à des éclats de voix qui détonnent dans le langage pédestre.

On peut traduire Lucrèce en vers pour les délicats, pour ceux qui se soucient autant de sa couleur et de son génie que de sa pensée, pour ceux qui, sous sa doctrine, cherchent sa personne. Ce qui fait la grandeur de Lucrèce, ce n’est pas son sujet, quelle qu’en soit la sublimité, c’est lui-même, c’est l’expression dont il a revêtu ses idées : c’est cette puissance critique jointe à ce sentiment de mélancolique sérénité, à ces élans d’enthousiasme naïf.

Lucrèce n’est pas seulement un disciple d’Épicure, c’est un disciple passionné. Interprète consciencieux d’une doctrine qui fait le fond de la pensée moderne, il est aussi un cœur, un artiste éclatant, une personnalité ; s’il n’était qu’un philosophe, la prose pour lui serait suffisante ; mais il est à la fois, indissolublement, un philosophe et un poëte. Peut-être n’est-il pas inutile, en ce temps où l’on accuse sa méthode de dessécher l’âme et de tarir l’inspiration, peut être est-il opportun de faire toucher du doigt, surtout aux aveugles et aux sourds, l’accord intime, manifeste en