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LVI
PRÉFACE

Lucrèce n’est point aride. Et si ses premiers plans sont nus et minutieusement fouillés (surtout au livre II), les vastes perspectives qui encadrent ses tableaux y projettent une vie diffuse et magnifique. Il ressemble à la nature qui, autour des moissons et des pâturages, dispose les bouquets d’arbre, les forêts, les montagnes et quelque Vésuve à l’horizon, ou bien la mer, et suspend au-dessus, vélarium changeant du cirque où la science abat les cent têtes renaissantes de la sottise, le ciel doré des étés, la tendre grisaille des automnes, la grande toile bleue où les vents luttent contre les nuages et le jour contre les ténèbres. À travers ce paysage sans bornes, un large fleuve roule avec majesté ses eaux calmes où se reflètent la terre et les cieux : grand miroir vivant que la prose figerait en glace inerte, et dont le vers seul, en son rythme, exprime le mouvement insensible. Au lieu de faire tache sur le terrain solide et froid de la démonstration, les accès lyriques et les intermèdes charmants se fondent harmonieusement dans la mouvante peinture et apparaissent ce qu’ils sont en réalité, des accidents naturels que le fleuve lucrétien rencontre et transfigure en son cours.

Grande leçon aussi pour notre art mièvre que ce poème immense de plus de sept mille vers. Il est bon de mettre en présence, d’un côté, la mesquinerie contemporaine qui confine la poésie dans les menus sujets intimes et personnels, lui permettant à grand’peine quelques échappées vers l’histoire et le drame ; de l’autre, la largeur antique, ouvrant à l’inspiration,