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gieux devant le sublime révélateur qui a le premier allumé le flambeau. Il ignore les autres philosophies, ou, s’il les connaît, il n’y fait du moins que des allusions éloignées et il n’engage contre elles aucune polémique.

Quant à lui, il habite la région sans orages, templa serena, d’où il abaisse sur les agitations des hommes un regard de pitié profonde et n’en sort par instants que pour proclamer parmi eux en beaux vers les vérités qui lui ont procuré le bonheur et le repos. Par cette vaste sympathie qui embrasse tous les êtres de la nature, par la mélancolie qui plane sur tout son poème et où se reconnaît le précurseur de Virgile, par les accents de commisération poignante et tendre qu’il trouve pour tout ce qui souffre et qui nous émeuvent jusqu’aux entrailles, Lucrèce intéresse toujours ; son poème, profondément humain, et pour ainsi dire plein de larmes, nous fait tressaillir à chaque page.

Sans parler de ses raisonnements d’une sécheresse didactique et cependant presque toujours mêlés d’émotion, ce qui rend singulièrement pénétrant l’intérêt qui s’attache au poème de Lucrèce, c’est la sincérité de son amour pour les hommes et la certitude où il est qu’il leur apporte une doctrine de salut. Comme tous les philosophes anciens depuis Socrate, comme Zenon et les stoïciens, Épicure et, après lui, Lucrèce, se propose pour unique but de sa philosophie le souverain bien, c’est-à-dire la paix de l’âme, morale d’abstention plutôt que d’action, qui tend surtout à préserver ou à délivrer les hommes de tout ce qui les trouble, des vaines espérances, des peurs frivoles et des passions.

Il ne trouve pas de couleurs assez vives pour décrire les dangers de la passion, pas de paroles assez éloquentes pour prémunir contre les pièges de l’amour ceux qui ne les connaissent pas encore. À la fin de son quatrième livre, il y a deux cents vers où se trouve résumé ce que l’expérience la plus consommée a pu recueillir de griefs contre l’amour. Est-ce la sagesse tardive d’une âme qui n’a que trop connu la passion, fatiguée par ses orages et à jamais revenue de ses illusions ? On peut le croire ; il y a de l’Obermann dans ces deux cents vers. Lucrèce s’y exprime sur l’amour avec la sévérité d’un sermonnaire, mais en faisant valoir des raisons qui n’ont rien de commun avec la morale chrétienne. Pour les comprendre, il faut dépouiller les idées sur lesquelles vivent les romanciers et les poètes modernes, écarter cette espèce de religion de l’amour qu’ils ont inventée, et se placer au point de vue de la philosophie ancienne, étran-