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l’a saisi, s’éloigne souvent des manières de penser vulgaires, et désespère, par sa précision même, le traducteur consciencieux.

L’amour de M. A. Lefèvre pour le poème de Lucrèce, cette passion qui l’a si bien servi, ne serait pas une véritable passion si elle ne se trahissait par quelque excès et ne lui causait des illusions auxquelles un admirateur moins chaud ne serait pas exposé. « La renaissance de la méthode expérimentale, dit M. A. Lefèvre au début de sa préface, a fait de Lucrèce un contemporain ». L’ami de Memmius Gemellus et de Catulle, le témoin des guerres de Marius et de Sylla, le disciple d’Épicure, l’imitateur d’Empédocle, un contemporain ! En vérité, c’est beaucoup dire. Malgré le plaisir particulier que peut trouver à lire le poème de la Nature des choses un matérialiste de nos jours, il ne faut que l’ouvrir pour s’apercevoir qu’il est d’un ancien.

Il est vrai que Lucrèce, reprenant en sous-œuvre la doctrine d’Épicure, a exposé la théorie des atomes avec une richesse d’applications, un éclat de poésie et une éloquence dont le cœur de nos matérialistes fervents est justement touché. Ils lui donnent à ce titre, dans leur arbre généalogique, une place d’honneur. Dans ces particules simples, éternelles, indestructibles, dont Lucrèce fait les principes des choses, ils reconnaissent les éléments indécomposables qui sous le nom d’atomes, de molécules, d’équivalents chimiques, tiennent une si grande place dans la science moderne ; et cela leur suffit pour saluer Lucrèce comme un des leurs.

D’un bout à l’autre de son poème, Lucrèce livre aux superstitions religieuses une lutte intrépide, et par là du moins il semble bien être un devancier des libres-penseurs de nos jours. On croirait entendre à chaque instant retentir chez lui le cri : Écrasez l’infâme, s’il comptait, pour arracher les hommes au joug de la superstition, sur autre chose que l’éclatante lumière des vérités qu’il proclame. À voir avec quelle énergie d’indignation il combat les vieilles fables et de quel air triomphant il oppose les explications de la physique aux divinités que les anciens apercevaient derrière chaque phénomène de la nature, quel philosophe de nos jours ne reconnaîtrait en lui un frère d’armes ?

L’accent de Lucrèce s’élève jusqu’à l’enthousiasme, lorsqu’il célèbre le génie d’Épicure et les bienfaits dont il a doté la pauvre espèce humaine. Uniquement préoccupé de dissiper les ignorances et les terreurs entretenues par la religion, et qui pèsent d’un poids si lourd sur la plupart des hommes, il s’incline avec un amour reli-