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Paris, 2 Avril 1876.



Monsieur et cher compatriote,


J’ai reçu votre beau volume, beau en toute façon, et par le contenant et par le contenu, intus et exteriusus : c’est là un magnifique hommage rendu à Lucrèce par le poète et les éditeurs. Je ne regrette qu’une chose, l’absence du texte original en regard de la traduction. Vous n’avez qu’à y gagner. On ne comprendra vraiment la valeur de votre œuvre, tout ce qu’elle révèle de travail, de patience, quelquefois d’audace et de bonnes fortunes poétiques, qu’en faisant la comparaison.

Laissant de côté la préface, où je pourrais n’être pas en tout d’accord avec vous, j’ai couru d’abord à certains morceaux éclatants, qui sont dans toutes les mémoires, j’avais hâte de voir comment vous les aviez attaqués, et ils m’ont paru vaillamment enlevés d’élan et de verve prime sautière. Je vous ai lu non pas seulement avec plaisir, mais avec émotion.

À travers votre traduction, j’ai senti Lucrèce vivant, palpitant : or c’est là le meilleur argument en faveur des vers : la prose ne saurait vous donner cette émotion. Le vers même tel que vous l’employez avec ses heurts, ses brisures, ses enjambements capricieux et toutes ces libertés que nous a jadis rendues André Chénier, répond bien à la fougue, aux éclairs, aux explosions soudaines, aux âpretés parfois sauvages et splendides de Lucrèce. Le vers de Racine si admirable de souplesse, d’élégance et d’harmonie, et celui de Delille son très humble disciple, ne suffiraient pas à cette tâche. Vous me semblez avoir trouvé souvent la vraie note et le vrai ton, la musique et la couleur associées à la vigueur de la pensée ; et ce n’est pas peu de chose, quand il s’agit d’un Michel Ange de la poésie. L’invocation à Vénus, cet hymne admirable à la Nature, est d’une ampleur et d’un jet vigoureux et hardi qui annoncent le poète.

Tous ces magnifiques débuts de chaque livre se déroulent avec leur grâce et leur majesté sereine dans ces vers qui

Ruissellent inondés d’un calme radieux.