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d’ailleurs le vrai Lucrèce est, pour ainsi dire, toujours présent, éprouve cependant par moments cette surprise, il doit comprendre que l’illusion soit fréquente, ou peut-être continuelle, pour tant de lecteurs moins frottés de latin et moins défiants. Le succès ne m’étonnera donc pas, mais je résisterai même au succès, et je plaiderai jusqu’à la fin, comme j’ai plaidé toute ma vie, contre la traduction en vers. La traduction en prose n’est qu’un chiffre qui ne trompe pas : la traduction en vers méfait l’effet d’un mensonge : Lucrèce y devient forcément un homme d’aujourd’hui.

Je me retrouve à l’aise. Monsieur, en lisant votre préface, où j’ai le plaisir de vous rendre la pleine adhésion que je suis habitué à vous donner. Vous prenez enfin sur Lucrèce le ton qu’il faut prendre ; vous mettez supérieurement en vue les grands côtés de sa doctrine. Vous démêlez aussi très ingénieusement les vérités qui peuvent se cacher sous des formules inexactes ou bizarres. Vous relevez à merveille la largeur et la majesté de son œuvre. Et je dirai en passant qu’il en est de sa période comme de sa composition, et que cette période, dans sa masse pleine de grandeur, est une des choses que votre art même n’a pas pu rendre. Vous n’êtes pas d’ailleurs esclave de votre admiration, et elle ne vous empêche pas de reprocher à Lucrèce et à son maître, non seulement la pauvre idée qu’ils se font de l’âme, mais surtout, chose plus grave, ce découragement et ce détachement chrétien que vous surprenez chez eux et dont vous dites si bien le danger. Il me semble que vous auriez pu montrer la même sévérité à l’égard de leur dédain pour la science, qui tient d’ailleurs au même esprit de découragement et d’abandon. Ils ont manqué de foi, non seulement envers la science qui était encore à faire, mais même envers celle qui était faite, et la mathématique démontrait déjà de leur temps, pour qui lui prêtait l’oreille, que les dimensions des astres devaient être proportionnelles à leurs distances, que la terre était sphérique et qu’il y avait des antipodes. Là encore Épicure a été le complice de la barbarie ignorante du moyen âge. Quoi qu’il en soit, il y a plaisir à entendre sur Lucrèce le discours d’un vrai philosophe, qui pense si bien et qui dit si juste.

Je finis, Monsieur, en vous priant d’accueillir mes entêtements avec indulgence, et de me conserver la sympathie, si précieuse pour moi, que vous m’avez toujours témoignée, et dont l’envoi de votre livre est une nouvelle preuve qui m’a vivement touché.

Ernest Havet.