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DE LA NATURE DES CHOSES

Autant de corps divins d’éternelle nature,
Tu n’ailles accuser d’inexpiable injure
Quiconque, par avance éteignant l’œil des cieux,
Saperait les remparts du monde, audacieux
Plus digne des enfers que les Titans rebelles,
Mortel, blasphémateur des choses immortelles !

Ces objets sont si loin de la divinité,
Si peu faits pour un rang qu’ils n’ont pas mérité,
Qu’à l’esprit justement leur état représente
La matière sans vie et sans force pensante.
Ne crois pas qu’au hasard l’âme ou le jugement
140En tout corps, quel qu’il soit, germe indifféremment.
Quel arbre vit dans l’air ? Quel poisson hors des ondes ?
Cherches-tu le nuage au sein des mers profondes,
Des sucs dans le rocher ou du sang dans le bois ?
Les forces ont leur siège où les fixent leurs lois.
Loin des nerfs et du sang l’âme ne peut éclore ;
Le pût-elle, son nid serait dans l’homme encore :
Sous le crâne, à son gré, dans l’épaule ou l’orteil,
Elle irait s’établir ? son sort serait pareil :
Aurait-elle changé de vase, de personne ?
S’il est vrai qu’autrement la nature en ordonne,
Que l’esprit et que l’âme ont dans le corps humain
Chacun son séjour propre et son foyer certain,
Comment donc, en dehors de toute forme humaine
Ou vivante du moins, leur rêver un domaine
Dans les feux du soleil ou les hauteurs des airs,
Dans le sol corruptible ou dans les flots des mers,
Masses qui, loin d’atteindre à l’essence immortelle,