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DE LA NATURE DES CHOSES

Afin que le départ n’en lèse pas la trame.

Mais quels sont, maintenant, les corps qui meuvent l’âme ?
D’où l’esprit reçoit-il tout ce qui passe en lui ?
C’est ce qu’en peu de mots je t’expose aujourd’hui.
Sache qu’au moindre choc s’amalgamant entre elles
Flottent partout dans l’air des images, plus frêles
Que des fils d’araignée ou que des feuilles d’or.
L’œil ne les perçoit plus. Leur trame et leur essor,
Dépassant de bien loin les bornes du visible,
Au travers de nos chairs glissent comme en un crible,
Pour atteindre et mouvoir les délicats ressorts
De l’âme, sens intime épars dans tout le corps.
De là ces visions, ces chiens des portes sombres,
Ces étranges Scyllas, ces centaures, ces ombres
D’êtres chers dont la terre a dévoré les os :
760Tant d’images dans l’air, volent, subtils réseaux,
Ici, d’accords fortuits spontanément écloses,
Là, fidèles reflets et figures des choses,
Ou de faux et de vrai mélange accidentel !
Le centaure n’est pas un calque du réel,
Puisque dans la Nature il n’est pas de centaure ;
Mais quoi ! l’homme au cheval aisément s’incorpore,
Quand un soudain hasard mêle et confond les fils
Des deux spectres, tissus également subtils.
Ainsi naissent dans l’air tous ces doubles fantômes.
Grâce à l’agilité suprême des atomes,
L’image composée est une, et les deux coups
D’un seul et même choc viennent frapper en nous
L’esprit, si délié lui-même et si mobile.