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DE LA NATURE DES CHOSES

Quand même donc l’esprit saisirait mal pourquoi
Notre œil voit ronde au loin la tour qu’il vit carrée,
Mieux vaudrait, à défaut d’une cause avérée,
Expliquer faussement ces deux aspects certains,
520Que laisser l’évidence échapper de nos mains,
Qu’ébranler cette foi, cette base première,
Ce pivot du salut, d’où pend la vie entière.
Ce n’est pas la raison seule qui croulerait,
Mais c’est la vie encor, si l’on désespérait
Des sens, si nous n’osions, à leurs conseils dociles,
Fuir les gouffres ouverts ou les pas difficiles
Et rechercher les biens ou les contacts heureux.
Enfin, tout cet amas d’arguments sonne creux,
Et sur les sens vainqueurs tout leur effort se brise.
Ainsi, lorsqu’on bâtit, si la première assise
A fléchi, si l’équerre a faussé l’angle droit,
Et que l’alignement pèche par quelque endroit,
L’équilibre est détruit et la toiture ondule ;
Gauche, courbe, sans grâce, elle avance et recule.
Le mur s’en va crouler, il croule, abandonné
Au vice initial où tout est enchaîné.
En somme, c’est des sens que la raison procède ;
S’ils sont faux, elle est fausse et croule sans remède.

Les autres sens n’ont rien de plus mystérieux,
540Comme nous l’allons voir, que le tact et les yeux.
Tous les sons et les voix s’entendent, quand l’oreille,
Par leurs ondes pressée, à leur toucher s’éveille.
Car le bruit et la voix sont, manifestement,
Puisqu’ils meuvent un sens, des corps en mouvement.