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DE LA NATURE DES CHOSES

Des eaux naître le feu, du feu naître le froid.

D’ailleurs, si l’âme était de nature immortelle
Et pouvait sentir loin du corps qui la recèle,
De cinq sens, que je pense, il la faudrait pourvoir ;
640Et même on ne la peut autrement concevoir
Errante sous la terre au bord des fleuves sombres ;
Les poètes anciens et les peintres des ombres
Donnent toujours des sens aux fantômes des morts.
Qu’est-ce qu’un nez, des mains, des yeux d’âme sans corps ?
Que des oreilles d’ombre ou des langues de mânes ?
Rien ne sent, rien ne vit, sans un concours d’organes.

C’est bien tout notre corps qui vit ; et l’homme sent
Le sentiment partout dans ses membres présent.
Or, si par le milieu quelque entaille soudaine
Pouvait d’un coup trancher en deux la forme humaine,
Nul doute qu’on ne vit l’âme comme le tronc
Se fendre en deux moitiés. Or tout nœud qui se rompt,
Toute essence qu’un choc décompose et morcelle
Abdique sans recours la durée éternelle !

Dans le feu des combats, les chars armés de faux
Abattent brusquement les membres encor chauds,
Et le morceau tombé sur le sable palpite.
L’homme n’a rien senti, tant la perte est subite !
L’élan de sa fureur n’en est pas arrêté :
660Tout entier aux ardeurs de la lutte, emporté
Par le reste du corps, l’esprit vole aux carnages :
En vain parmi les faux, les chars, les attelages,