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et gourmande ainsi un des nôtres : « Mortel, qu’as-tu donc de si triste pour t’abandonner à une douleur si amère ? pourquoi accueilles-tu la mort avec des gémissements et des larmes ? Si tu as passé jusque-là une douce existence, si tous les avantages ne furent point accumulés dans un vase sans fond, (3, 950) qui les a répandus et dissipés sans charme, que tardes-tu ? Convive rassasié de la vie, va-t’en [951], et résigne-toi, pauvre fou, à dormir en paix. Si, au contraire, toutes les jouissances se perdent écoulées de ton âme, si l’existence ne t’offre qu’aspérités, pourquoi veux-tu entasser encore de misérables jours, encore sans fruit, et que tu consumeras sans joie ? Ne vaut-il pas mieux achever ta vie, pour achever tes peines ? Car enfin, je suis au bout de mes œuvres, et ne puis rien inventer qui te plaise : tout demeure toujours le même. La vieillesse ne flétrit pas ton corps, tes membres (3, 960) ne succombent point à la fatigue des ans : Eh bien ! tu ne verras jamais que les mêmes choses, ton existence dût-elle triompher de mille siècles, ou plutôt échapper à la mort. » Que répondre, sinon que la nature nous fait une juste querelle, et plaide la cause de la vérité ?

Et si le trépas arrache des lamentations trop vives à un être misérable, n’est-il pas encore plus juste qu’elle l’attaque, et lui crie d’une voix irritée : « Insatiable gouffre, débarrasse-nous de tes larmes, étouffe tes plaintes ! » — Et à cet homme si âgé, à ce vieillard qui ose se plaindre : « Tu as épuisé toutes les joies, et tu sèches de désirs ! (3, 970) à qui la faute ? sans cesse tu aspires à ce qui te manque, tu dédaignes ce que tu as : ton existence coule donc sans être ni complète ni douce, et la mort imprévue se dresse à ton chevet, avant que tu ne sois prêt à partir, assouvi et plein de toutes choses. Lâche pourtant ces biens, qui ne sont plus de ton âge ; cède-les à ceux qui ont grandi : allons, fais de bonne grâce ce qui est nécessaire. » — Oui, elle dit vrai : ses reproches, ses attaques sont justes. Oui, la vieillesse recule toujours, chassée par la fleur renaissante des êtres ; et il faut que tous se renouvellent les uns des autres. Aucun ne tombe dans l’abîme, dans le sombre Tartare. (3, 980) Ces matières sont indispensables à la croissance des races futures, qui elles-mêmes ne feront que traverser la vie pour te suivre. Ce qui fut avant toi a donc succombé, ou succombera de même. La chaîne des existences se prolonge sans interruption : nul ne devient possesseur de la vie, tous en font usage.

Regarde même le passé. A-t-il rien qui nous intéresse, ce temps infini, antérieur à notre naissance ? La nature nous le présente comme le miroir des âges, qui viendront après notre mort. De terribles images nous apparaissent-elles ? Y voit-on quelque chose de triste ? (3, 990) Le plus doux sommeil est-il aussi calme ?

Bien plus, ces tourments que les âmes, dit-on, essuient au fond des enfers, ce sont tous les fléaux de notre vie. Crois-tu à la fable de ce vaste rocher dont la menace épouvante, au milieu des airs, le malheureux Tantale, glacé par de fausses alarmes ? Dis plutôt que la vaine crainte des