Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/77

Cette page a été validée par deux contributeurs.

la mort, a pitié de soi : incapable de partager son être, et d’abandonner sa triste dépouille, il s’imagine que c’est lui ; il s’y attache, et l’empoisonne d’une sensibilité pénible. De là son indignation à l’idée qu’il est une créature mortelle ; il ne voit pas que, dans sa vraie mort, il ne peut y avoir un autre lui-même qui assiste vivant à sa perte, (3, 900) debout à sa chute, pleurant son corps que la dent ou le feu ravage. Car si, une fois mort, il souffre dans la gueule des bêtes qui mordent et arrachent sa chair, je ne trouve pas qu’il y ait une souffrance moins aiguë à brûler sur un lit ardent de flammes, à étouffer enseveli dans le miel [904], à roidir glacé par la froide surface de sa couche de marbre, ou à être broyé sous nos pas, qui foulent et appesantissent la terre.

« Pour lui, désormais, ni joyeux accueil dans sa famille, ni épouse si bonne, ni enfants si doux qui accourent à ses baisers, se les ravissent, et pénètrent son âme d’une volupté muette ; (3, 910) il ne soutiendra plus, ni sa gloire déjà florissante, ni ses proches : triste victime d’un triste sort, un seul jour, un jour odieux lui enlève toutes ces récompenses de la vie ! » Voila ce que disent les hommes. Ils n’ajoutent pas : « Ces biens ne laissent aucun regret qui assiège sa tombe. » Si cette vérité entre dans nos intelligences, éclate dans nos paroles, elle dissipera de vives angoisses et mille terreurs des âmes. Mais non : tu vas dormir pendant le reste des âges, comme tu dors sur un lit, exempt de toutes les agitations maladives ; et nous, devant cet horrible bûcher qui a fait de toi un peu de cendre, (3, 920) nous sommes insatiables de lamentations, et aucun jour ne vient arracher de nos poitrines ce deuil éternel ! Or, je le demande, si tout se réduit à un assoupissement, à un simple repos, est-ce donc une perte si amère qu’il faille éternellement sécher dans les larmes ?

Voilà ce que font les hommes jusque sur la couche du festin ; tenant des coupes, et le front ombragé par une couronne de fleurs, ils s’écrient du fond de l’âme : « Quelles courtes jouissances pour les chétifs humains ! Elles fuient déjà, et on ne peut les rappeler ensuite. » — Comme si, à leurs yeux, le premier fléau de la mort (3, 930) était une soif aride qui brûle, qui dévore leurs misérables restes, ou que tout autre besoin y survécût. Non, ils ne cherchent point à recouvrer leur vie, leur être, quand les esprits et les corps dorment du même sommeil. Peu leur importe que ce soit un éternel assoupissement : ils ne sont jamais atteints de regrets pour eux-mêmes. Encore nos membres reposent-ils sans que les atomes soient égarés bien loin du mouvement vital ; car, à peine tiré du sommeil, un homme reprend possession de soi. Il faut en conclure que la mort est moins encore pour nous, (3, 940) si elle peut être moins que rien. En effet, les désordres de la matière qui accompagnent notre fin sont plus graves ; et aucun ne se réveille, ne se lève, dans ces froides interruptions de la vie.

Enfin, suppose que la Nature tout à coup parle,