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envié le bonheur de revenir près de toi, de te venger de tes ennemis, après avoir vaincu moi-même le Phase et la Scythie ; mais je puis encore te baigner de mes larmes, te serrer (3, 310) sur mon cœur, enlacer dans mes bras ton cadavre glacé. Vous donc, roulez ici le bois funéraire, versez l’eau lustrale sur les bûchers de nos amis ; offrez à vos victimes les présents que Cyzique lui-même eût offerts à vos mânes. »

Clité, les cheveux épars et penchée sur le corps de Cyzique, sollicite les femmes à partager son désespoir. « Ô mon époux, dit-elle, la mort qui te ravit à la fleur de l’âge me ravit tout à moi-même. Je n’ai pas même un fils, la joie de notre hymen, pour souffrir, pour gémir avec moi sur ta destinée, pour adoucir par la moindre consolation la violence de mes regrets. (3, 320) Mon père a succombé, et ma patrie avec lui, en combattant les Mygdoniens. Diane a percé ma mère d’un trait mystérieux et mortel ; et toi qui étais à la fois mon père, mon époux et mon frère, toi l’unique objet de mes vœux depuis mon enfance, tu m’abandonnes, hélas ! et le dieu qui te frappe a frappé toute la ville. Que dis-je ! je ne t’ai pas même vu mourant me tendre les bras ; je n’ai point recueilli tes derniers conseils. Tranquille dans ma couche, je me plaignais seulement de ta trop longue absence ; et c’est ainsi que je te retrouve ! » (3, 330) Émus de sa douleur, Castor et Pollux l’arrachent avec peine de ce corps qu’elle étreignait convulsivement de ses bras.

Cependant on se hâte ; on dépouille les montagnes ; on dresse d’innombrables bûchers ; on les décore ; on les couvre de cadavres. Déjà s’avance le coursier, la tête penchée ; puis les chiens de chasse, puis les autres victimes. Chacun a les siens, qu’il honore suivant son affection ou suivant sa fortune. Au milieu, le bûcher de Cyzique domine au loin tous les autres ; Jason y porte le corps en sanglotant, et le dépose sur un tapis de pourpre ; (3, 340) il le recouvre d’un manteau écarlate, brodé d’or, qu’Hypsipyle, avant son départ de Lemnos, avait achevé à la hâte, et jette par-dessus le casque et le baudrier que Cyzique chérissait le plus. Celui-ci, la face tournée vers la ville, tient à la main le sceptre, noble attribut de la royauté, qu’avaient porté ses ancêtres et qu’il n’a pu transmettre à aucun descendant. Alors les Argonautes, couverts de leurs armes, font trois fois le tour des bûchers, qui s’ébranlent au bruit de leurs pas ; trois fois l’air retentit du son lugubre des trompettes ; un dernier cri se fait entendre ; (3, 350) on allume les feux. Bientôt la flamme dévore tout ce pompeux appareil ; elle s’élance et se reflète au loin sur les flots. Tel était donc le sort réservé à Cyzique et à son peuple, dès le jour où tombèrent les sapins du Pélion ! Et pourtant tout le leur présageait : le vol sinistre des oiseaux, la foudre lancée sur le sein des mers. Mais qui s’inquiète d’un premier avertissement du ciel ? qui ne se promet de longs jours ? Les funérailles achevées, les femmes, les enfants regagnent à pas