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leur ferme les yeux, comme s’ils voyaient la troupe des Euménides, ou l’épée de Bellone briller sur leurs têtes. Et ce sont là les crimes d’une sœur, d’une épouse, que dis-je ! d’une fille et d’une mère ! (2, 230) Des femmes arrachent de leurs lits, traînent et immolent ces hommes que ni les Besses farouches, ni les hordes gétiques, ni les fureurs de la mer n’ont pu détruire. Les lits sont teints de sang ; les blessures fument sur les poitrines haletantes ; les corps mutilés se débattent et tombent. Les unes lancent sur les toits des brandons enflammés ; toutes les issues en sont obstruées : ceux que poursuit l’incendie se hâtent de fuir ; mais une épouse frénétique les attend sur le seuil, et, à l’aspect du fer, ils se rejettent dans les flammes. D’autres déchirent les femmes thraces, cause principale de leur jalousie insensée, (2, 240) qui mêlent aux gémissements de leurs vainqueurs la sauvage expression de leurs prières, et qui remplissent l’air d’accents inconnus.

Mais où trouver maintenant des paroles dignes de ta sublime audace, ô Hypsipyle, honneur et gloire de ta patrie expirante ? Ton nom, chanté dans mes vers, vivra aussi longtemps du moins que dureront les fastes du Latium, les Lares d’Ilion, et les palais de ce majestueux empire. Cédant à une impulsion commune, les femmes et les filles couraient çà et là dans l’île, bouleversée tout entière par ces monstres en délire. Hypsipyle, pieusement armée du fer, criait : « Fuyez, ô mon père, cette ville (2, 250) et moi-même ! Hâtez-vous ; ce n’est ni l’ennemi, ni le Thrace vengeant sa honte, qui occupent nos murs ; ce crime est le nôtre ; n’en cherchez pas l’auteur. Fuyez donc ; saisissez le moment où ma force chancelle, arrêtez le glaive aux mains de votre malheureuse fille. » Et, le tenant embrassé, elle lui voile la tête, l’entraîne en silence vers le temple de Bacchus, et, les mains tendues, elle implore ainsi le dieu sur le seuil : « Épargne-moi, Bacchus, un parricide ; aie encore une fois pitié de tes pieux enfants. » Elle dit, et dépose en silence son père tremblant aux pieds de la statue, sous la main tutélaire du dieu, dont la robe sacrée cache le vieillard. On entend alors la voix des chœurs, le son retentissant de l’airain triennal, (2, 260) et, à l’entrée du temple, le frémissement des tigres sur leurs bases.

Au lever de l’Aurore, quand la reine vit que tout se taisait dans la ville fatiguée du carnage de la nuit, rassurée elle-même par son action généreuse, elle s’enhardit à la compléter. Elle fait prendre à son père la couronne, la chevelure et les habits du jeune dieu, et le place sur le char, escorté des cymbales, des tambours, et des corbeilles remplies des mystérieuses offrandes. Pour elle, ceignant sa robe et ses bras du lierre pontifical, elle brandit le thyrse de pampre, (2, 270) et tourne la tête pour voir comment son père porte le voile et tient les rênes de verdure, comment les cornes du dieu saillent au dehors de la mitre éclatante, et si enfin, à l’aspect de la coupe sacrée, on reconnaît Bacchus. Elle pousse alors et fait gémir les portes sur leurs énormes gonds, s’élance dans la ville, et s’écrie : « Quitte, ô Bacchus, ces demeures inondées de sang, dont les flots ont rejailli jusque sur toi ; permets que la mer expie cet outrage, et que je ramène dans ton temple tes