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L’ÉNÉIDE.

LIVRE I.

v. 173. Et sale tabentes artus in litore ponunt. Quelques médecins se sont autorisés de ces vers, qui expriment l’action des parties salines de l’air sur le corps humain, pour prouver que les anciens, sans faire de longues navigations, n’ignoraient pas la maladie la plus commune des gens de mer, connue sous le nom de scorbut.

v. 242. Antenor potuit, mediis elapsus Achivis, etc. Ce passage n’a pas toujours été bien compris, même par les anciens. Virgile, qui s’était proposé de célébrer dans l’Énéide les origines de l’Italie, rappelle ici le souvenir de la première colonie asiatique qui, peu après la guerre de Troie, entra dans le golfe Adriatique, découvrit son extrémité, et la route qui conduisait en Italie. Tite-Live, Strabon, Justin, ont parlé de cette transmigration chacun à leur manière. Nous ne devons nous attacher qu’à ce qu’en dit ici notre poëte. Anténor, à la tête d’une colonie partie du pays des Hénètes, dans l’Asie Mineure, pénétra dans l’Illyrie, et traversant, dit Virgile, le pays des Liburniens, c’est-à-dire les provinces illyriennes ou la Morlakie des modernes, il arriva au fond du golfe où se trouvait le Timave, torrent encore aujourd’hui connu sous le nom de Timao. Anténor, en redescendant au midi, entra en Italie, fonda la ville de Padoue, et donna au pays dont il s’empara le nom de Henetia ou Venetia, et au canton où s’établit sa colonie, celui de Pagus Trojanus. Ces mots hic tamen, etc., ne sont donc point relatifs au Timave, et n’indiquent pas que la nouvelle colonie se trouvait sur les rives de ce fleuve, dont elle était au contraire fort éloignée ; mais ils rappellent qu’elle était en Italie. Ces mots sont dans la bouche de Vénus un reproche fait à Jupiter. La déesse se plaint que, pour l’empêcher d’aborder en Italie, on écarte Énée de tous les rivages.

Cunctus ob Italiam terrarum clauditur orbis.

Et cependant, dit-elle, Anténor est bien venu d’Asie en Italie, et y a fondé Padoue.

Hic tamen ille urbem Patavi sedesque locavit.

J’ai dit que ce passage avait été mal compris par les anciens ; en effet, Stace[1], en parlant de Tite-Live, qui était de Padoue, dit qu’il était alumnus Timavi. Lucain[2] confond de même le Timavi avec le fleuve qui coule à Padoue, ou le Medoacominor des anciens, le Bachiglione des modernes. Sidoine Apollinaire[3], et plusieurs autres auteurs cités par Cluvérius[4], commettent la même faute ; et il est certain que ce passage de Virgile, mal interprété, a été la seule cause de cette erreur : en effet, Tite-Live, Strabon, Méla, Pline, Martial, Servius, l’Itinéraire d’Antonin, la table de Peutinger, et même antérieurement Polybe et Posidonius, s’accordent tous à placer Timave entre Tergeste ou Trieste, et Aquileia, dont on voit encore les ruines près de Montfalcone, et à l’est duquel nos cartes modernes marquent le port de Timao, et le torrent ou la rivière du même nom[5]. Virgile lui-même nous indique autre part la situation de ce fleuve, puisque dans ses Géorgiques, liv. iii, vers 475, il nous apprend que le Timave coule chez les Iapides et près des montagnes de la Norique, et Iapidis arva Timavi. Comparons sa description avec celle de Strabon, qui écrivait peu d’années après lui. « Au fond du golfe Adriatique, dit le géographe grec[6], se voit un lieu consacré à Diomède ; on l’appelle le Timavum, et il est singulièrement remarquable ; car il est pourvu d’un port, ainsi que d’un très-beau bois sacré ; et de ce même endroit sortent sept sources d’eau potable, dont la réunion forme un fleuve large et profond, qui, à peu de distance de là, se jette dans la mer. Suivant Polybe, toutes ces sources, hormis une seule, sont d’eau salée ; et c’est pour cela que ce lieu s’appelle la source et la mère de la mer. » D’après les observateurs modernes qui ont visité les lieux[7], entre Aquilée et Trieste, près d’un village qu’on appelle Borgo S. Giovanni, on voit s’échapper, de divers antres formés au sein des rochers, plusieurs sources d’eau fort considérables : la plus grosse est celle qui sort du château de Tywein. Ces différentes sources se réunissent d’abord en trois canaux, et ensuite en une seule rivière, qui, après un cours de mille pas, arrive à la mer ; elle se nomme Timao, et de nos jours encore on la qualifie de mère de la mer. Au moyen des cavernes, la mer remonte quelquefois jusqu’aux sources du Timao, qui alors sortent des rochers avec bruit et avec un mugissement souterrain :

Vasto cum murmure montis.

On comprendra mieux, je l’espère, après ce détail, toute l’exactitude de la description de Virgile, et surtout pourquoi il distingue Fons Timavi d’avec les Ora Timavi ; car il est évident qu’Ora novem signifie les neuf sources, et non les neuf embouchures. Cependant Pline semble s’y être mépris, et avoir été aussi induit en erreur par ce vers de Virgile : ce naturaliste, en parlant d’une île, dit : « Ante ostia Timavi[8], devant les embouchures du Timave. » Méla, mieux instruit et plus exact, dit, au contraire : Timavus novem captivas exsurgens uno ostio emissus. « Le Timave a neuf sources[9], et se verse dans la mer par une seule embouchure. » Il paraîtra sans doute étrange que des poëtes latins aussi habiles que Lucain, Stace, Sidoine Apollinaire ; qu’un savant tel que Pline, presque tous ayant passé leur vie en Italie, et versés dans la lecture de Virgile, n’aient pas compris des vers de ce grand poëte, et se soient mépris sur le sens de ses expressions, relativement à un détail qui concerne l’Italie même : nous en convenons, mais cela cependant ne nous semble pas moins certain.     C. A. Walckenaer.

v. 530. Est locus, Hesperiam Graii cognomine dicunt, Terra antiqua, etc. Virgile rappelle ici avec beaucoup d’art et d’exactitude les noms anciens de l’Italie : celui d’Hespérie, ou contrée de l’ouest, fut d’abord donné à l’Épire, ensuite à l’Italie, et enfin à l’Espagne. Ces changements successifs dans les dénominations marquent les progrès des découvertes géographiques des Grecs. La dernière contrée connue vers l’ouest recevait exclusivement le nom d’Hespérie ; il en fut de même sur le continent opposé. Le Jardin des Hespérides et l’île Fortunée furent d’abord placés dans la grande Oasis, ensuite plus à l’ouest, au midi de la Cyrénaïque ; puis après, encore plus à l’ouest, aux environs du fleuve Lathon, qui se perd dans la grande Sirte ; et enfin, dans

  1. Statius Silvar., lib. IV, carm. 2.
  2. Lucanus, Pharsalia, lib. VII, v. 194.
  3. Sidonius Appollinaris, carm. 9.
  4. Cluver., Ital. antiq., tom. i, pag. 100.
  5. Voyez la carte del regno d’Italia, dressé par le dépôt de la guerre en 1806, feuille IV.
  6. Strabon, Georg., liv. V, pag. 214, trad. franç., tom. II, pag. 125.
  7. Carli, Antichita d’Italia, part. I, pag. 118 ; Cluvérius, tom. I, p. 191 ; Strabon, Éclaircissements, tom. Il, pag. 7.
  8. Pline, Hist. nat., lib. III, cap. XXX.
  9. Martial, liv. IV, épigr. 26, n’admet que sept souces, comme Strabon : Claudien, neuf, comme Virgile et Méla ; Cluvérius n’en a vu que six ; il paraît qu’au reste le nombre varie selon les saisons.