Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/412

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coup. Au bruit de ses gémissements, le cœur de Mézence a pressenti de loin l’affreux malheur. Soudain il souille ses cheveux blancs d’une horrible poussière ; il lève ses deux mains vers le ciel, et, s’attachant au corps de son fils : « Avais-je donc, ô mon fils, s’écria-t-il, avais-je un si grand désir de vivre, que j’aie pu souffrir que tu vinsses à ma place tomber sous les coups de l’ennemi, toi que j’ai engendré ? Est-ce donc par ta blessure que ton père est sauvé ? Est-ce parce que tu meurs que je vis ? Ah ! c’est maintenant que je sens enfin (10, 850) toute la misère de l’exil ; maintenant que je sens ma blessure s’enfoncer dans mon cœur. Oui, mon fils, moi, ton père, j’ai souillé ton nom par mes crimes, moi que la haine de mes peuples a chassé du trône et dépouillé du sceptre de mes pères. Ah ! j’aurais dû satisfaire par mon supplice à ma patrie et à l’exécration de mes peuples ; toutes les morts m’eussent été bonnes pour finir ma coupable vie. Et je vis encore ! et je n’ai pas encore quitté les hommes et la lumière ! Mais je les quitterai. » À ces mots, il se soulève sur sa cuisse languissante, et, quoique appesanti par sa profonde et cuisante blessure, il se soutient encore, et ordonne qu’on lui amène son coursier, sa gloire et sa consolation : avec lui il était revenu vainqueur de toutes les batailles. (10, 860) Le noble animal était triste de la tristesse de son maître ; Mézence lui parle ainsi : « Rhébus, nous avons (si quelque chose dure pour les mortels) assez vécu l’un et l’autre ; aujourd’hui, ou tu rapporteras vainqueur les dépouilles sanglantes et la tête d’Énée, et tu vengeras avec moi le cruel trépas de Lausus ; ou, si nul effort ne nous ouvre un chemin à la gloire, tu succomberas avec moi ; car je ne crois pas, mon brave compagnon, que tu veuilles souffrir le commandement d’un autre, et reconnaître les Troyens pour maîtres. » Il dit, et se fait placer sur son coursier, qui a senti son poids accoutumé ; il arme ses deux mains de javelots acérés, couvre sa tête d’un casque brillant, que hérissent, aigrettes flottantes, des crins de cheval : (10, 870) ainsi armé, il s’élance d’une course rapide au milieu des bataillons ; au fond de son cœur se soulèvent et bouillonnent une immense honte, une folle douleur, l’amour paternel agité par les Furies, une énergique confiance en son propre courage. Trois fois il appelle Énée à haute voix. Énée l’entend et le reconnaît, et dans sa joie invoque les dieux : « Fassent, lui crie-t-il, le père des dieux et le grand Apollon que tu recommences à m’attaquer ! » Il dit, et s’avance au-devant de lui, la lance baissée. Mais Mézence : « Assassin de mon fils, qu’as-tu à vouloir m’effrayer ! Tu as trouvé le seul moyen de me tuer ; (10, 880) la mort ne me fait point horreur, et je brave tous les dieux. Cesse de me menacer ; je suis venu pour mourir ; mais avant je t’envoie ces présents. » Il dit, et lance un javelot contre son ennemi, puis un second, puis un autre, et il vole autour d’Énée en décrivant au large un cercle poudreux : mais l’orbe d’or du bouclier d’Énée soutient la grêle des traits. Trois fois Mézence voltige autour du héros, le pressant à gauche, et l’accablant de traits ; trois fois tourne avec le héros l’airain de son bouclier, hérissé d’une forêt de dards. Enfin, impatient de