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traits, et de la voix le provoque au combat. Turnus marche à lui, et de loin lui lance un javelot sifflant ; le spectre tourne le dos et prend la fuite. Turnus croit qu’Énée lâche pied et fuit devant lui, et déjà, dans le trouble de ses fougueux esprits, il dévore une vaine espérance : « Où fuis-tu, Énée ? s’écrie-t-il, n’abandonne pas la couche nuptiale qui t’est promise ! (10, 650) cette main va te donner la terre que tu as cherchée à travers les ondes. » En s’écriant ainsi, il poursuit, l’épée nue et étincelante, une fugitive image, et il ne voit pas que les vents emportent sa joie. Non loin de là était par hasard le vaisseau qui avait amené Osinius des bords Clusiens ; amarré aux escarpements d’un haut rocher, ses échelles encore dressées et ses ponts appliqués au rivage le retenaient en partie. Là, dans les cavités ténébreuses du navire, se jette l’ombre éperdue d’Énée fuyant. Turnus n’en est que plus ardent à l’y suivre ; il franchit les barrières, escalade les ponts. Mais à peine a t-il atteint la proue, que Junon coupe le câble, (10, 660) arrache le vaisseau du rivage, et l’entraîne sur les eaux, qui, refluant, l’emportent. Alors le léger fantôme cesse de se tenir caché ; il reparaît, prend son essor et se perd dans la nuée noire, tandis qu’un tourbillon entraîne Turnus vers la haute mer. Enfin il regarde en arrière, ignorant qui le joue, détestant l’invisible main qui le sauve ; et il s’écrie, les bras levés vers le ciel : « Père tout-puissant des dieux, par quel crime si grand ai-je pu mériter que vous m’infligiez un si rude châtiment ? (10, 670) Où vais-je ? d’où viens-je ? où me réfugier ? qui me ramènera parmi les miens ? Reverrai-je les murs de Laurente ? reverrai je mon camp ? Que vont dire ces braves soldats qui m’ont suivi moi et mes armes, et que j’ai honteusement abandonnés à une mort effroyable ? Je les vois courir débandés, j’entends les gémissements des mourants. Que faire ? quel abîme assez profond m’engloutira ? Vents, prenez pitié de moi ! Poussez (Turnus implore vos fureurs), poussez mon navire contre les rochers, les écueils ; jetez-le au milieu des syrtes les plus affreuses, là où ni mes Rutules, ni le sentiment de ma honte, ne puissent me suivre. » (10, 680) En prononçant ces mots, Turnus flotte suspendu entre mille et mille pensées : doit-il, furieux de honte, se percer de la pointe de son épée, enfoncer le fer nu dans son flanc ? doit-il se précipiter dans les flots, gagner la rive à la nage, et se rendre à la mêlée ennemie ? Trois fois il va suivre l’une et l’autre extrémité ; trois fois la puissante Junon le retient, et réprime par pitié les funestes emportements du jeune homme. Le navire enfin fendant les ondes suit le flux qui l’entraîne, et ramène Turnus dans l’antique cité de Daunus son père.

Cependant le fougueux Mézence, inspiré par Jupiter, (10, 690) prend la place de Turnus, et attaque vivement les Troyens triomphants. Tous les bataillons tyrrhéniens accourent ensemble, ligués contre un seul homme par des haines communes, et accablent un seul homme de leurs armes conjurées. Lui tient bon, pareil à un rocher qui s’avance au milieu des vastes ondes, et qui, exposé à la furie des vents et des flots, supporte, immobile et inébranlable, toutes les menaces du ciel et de la mer. Mézence étend à ses pieds Hébrus, fils