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suppliant. » — « Tu ne tenais pas tout à l’heure un pareil langage, lui répond Énée ; (10, 600) meurs, et, frère de Lucagus, ne quitte point ton frère. » En même temps de la pointe de son glaive il lui ouvre la poitrine, où se cachait son âme éperdue. Ainsi le chef des Troyens semait le carnage dans les champs latins, pareil à un torrent furieux ou à un noir tourbillon. Enfin s’élancent hors du camp, et des remparts faiblement assiégés, Ascagne et la jeunesse troyenne.

Cependant Jupiter s’adressant à Junon : « Ô ma sœur, ô ma chère épouse, Vénus, vous ne vous trompiez pas, soutient les Troyens ; ils n’ont, vous le voyez, ni feu dans l’action, (10, 610) ni fier courage, ni fermeté dans les périls. » Junon d’un ton soumis lui répond : « Pourquoi, ô le plus beau des dieux et des époux, pourquoi m’affliger encore, moi déjà si malheureuse, et qui crains tant vos rudes paroles. Si, comme autrefois et comme vous le devriez encore, vous m’aimiez du même amour, vous ne me refuseriez pas ce que je désire, vous qui êtes tout-puissant : je pourrais alors enlever Turnus à la mêlée, et le rendre sain et sauf à Daunus son père. Faut-il qu’il périsse aujourd’hui, et qu’il satisfasse par son pieux sang à la vengeance des Troyens ? Et pourtant il est issu de notre race divine ; (10, 619) Pilumne est son quatrième aïeul, Pilumne dont la main magnifique a si souvent chargé vos autels d’abondantes offrandes. » Le souverain maître de l’Olympe lui repartit en peu de mots : « Si vous me demandez de retarder la mort de Turnus et le moment où ce jeune guerrier doit tomber, et si vous croyez que je lui doive cette seule grâce, enlevez-le par la fuite, et tâchez de le soustraire aux destins qui le pressent. C’est tout ce que ma bonté peut pour lui. Mais si vos prières cachent de plus hautes prétentions, si vous pensez que je vais changer et bouleverser tout l’ordre de cette guerre, vous nourrissez de vaines espérances. » Alors Junon en pleurant : « Si ce qu’il vous coûte de prononcer tout haut, votre cœur l’accordait ! si cette vie restait assurée à Turnus, (10, 630) aujourd’hui qu’un si rude coup menace sa tête innocente ! Ce coup, je le vois venir, ou je m’abuse. Ah ! puissé-je être le jouet de vaines alarmes ! Et vous qui le pouvez, que ne changez-vous en l’adoucissant un arrêt si rigoureux ? » Elle dit, s’élance du haut de l’Olympe, poussant à travers les airs un nuage orageux qui l’enveloppe, et vole vers l’armée troyenne et vers le camp des Latins. Alors la déesse forme d’une nuée transparente une légère et débile image d’Énée. Ô prodige ! elle pare ce fantôme des armes troyennes : elle lui donne le même bouclier, le même panache qui se balance sur la tête divine du héros, la même voix, les mêmes paroles, mais vaines (10, 640) et sans pensée : elle assimile sa démarche à celle d’Énée. Telles voltigent, dit-on, sur la terre les ombres des morts ; tels les songes se jouent de nos sens assoupis. Cependant le spectre triomphant bondit aux premiers rangs de l’armée, irrite Turnus en lui lançant des