Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/363

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roule des desseins tour à tour abandonnés et repris. Ainsi, réfléchis de la surface tremblante d’une eau agitée dans un vase d’airain, rejaillissent les rayons du soleil ou de la lune : leur vagabonde et lumineuse image voltige çà et là, s’élance dans les airs, et frappe incessamment les murs et les hauts lambris. Il était nuit, et tous les êtres qui peuplent la terre et les airs, ensevelis dans un profond sommeil, soulageaient leurs corps fatigués, lorsque le chef des Troyens, l’esprit troublé des tristes images d’une guerre imminente, se coucha sur le rivage et sous la fraîche voûte des cieux, (8, 30) et abandonna ses membres à un tardif repos. Alors le dieu de ces lieux, le Tibre lui-même, lui sembla, à travers le feuillage des peupliers, se lever, majestueux vieillard, du lit où coulent ses belles ondes : un voile du tissu le plus fin l’enveloppait de ses plis azurés ; des roseaux tressés ombrageaient sa chevelure. Le dieu lui parlait, et calmait ainsi ses inquiétudes : « Fils des dieux, toi qui portes sur nos bords Ilion arraché aux mains ennemies, et qui nous conserves l’éternelle Pergame ; héros si longtemps attendu sur le sol de Laurente et dans les champs du Latium, ici est ta demeure assurée, ici (ne t’en éloigne plus), ici doivent se fixer tes Pénates. (8, 40) Que ces menaces de guerre ne t’épouvantent pas ; les tempêtes de la fortune et la colère des dieux se sont apaisées. Ne crois pas que le sommeil abuse ici tes sens par de vaines illusions : sous les chênes qui bordent ma rive, une immense laie blanche, couchée sur le sol, va s’offrir à tes yeux avec trente enfants blancs comme leur mère, rassemblés autour de ses mamelles. Voilà l’endroit où tu bâtiras ta ville ; là t’attend la fin de tes labeurs ; et trente années seront à peine révolues, que ton fils Ascagne fondera la cité d’Albe, au nom célèbre. (8, 49) Ce que je te prédis est certain. Maintenant par quels moyens triompheras-tu des difficultés qui te pressent ? Écoute, je vais t’en instruire en peu de mots. Les Arcadiens, descendants de Pallas, venus en ces lieux sous la conduite et sous les drapeaux du roi Évandre, y ont fixé leur demeure, et ont bâti sur les monts latins une ville appelée Pallantée, du nom de Pallas leur ancêtre. Comme ils sont toujours en guerre avec les Latins, attache-les à ta fortune et à tes armes, et qu’un traité t’unisse à eux. Je te guiderai moi-même le long de mes rives et sur mon onde propice, afin que porté sur le fleuve tu en remontes le cours par un heureux effort de tes rames. Lève-toi donc, fils d’une déesse ! et sitôt que les astres tomberont devant les feux du jour, (8, 60) porte à Junon tes solennelles prières, et à force de vœux et de supplications essaye de vaincre sa colère et ses menaces. Vainqueur, tu me rendras les honneurs de ta reconnaissance. Je suis le dieu de ces eaux que tu vois couler à pleins flots entre ces rives et arroser les grasses campagnes ; le Tibre azuré, fleuve chéri du ciel. Mon vaste palais est au fond de ces eaux ; ma source lave les hauts remparts de cités célèbres. »

Il dit, et se plonge dans le sombre abîme de ses grottes profondes : la nuit et le sommeil abandonnent Énée. Il se lève, et, tournant ses