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tent par milliers sur la terre, aussitôt que les frimas les chassent par delà les eaux, et les envoient vers de plus doux climats. Les premiers arrivés sur le bord étaient là demandant à passer le fleuve, et tendaient les mains en implorant l’autre rive. Mais le triste nocher reçoit dans sa barque tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, et, repoussant les autres, il les chasse loin du rivage.

Étonné de ce mouvement tumultueux des ombres, Énée dit à la Sibylle : « Pourquoi l’empressement de cette foule vers le fleuve ? que demandent toutes ces âmes ? Pourquoi celles-ci, plutôt que les autres qui s’éloignent du rivage, (6, 320) sillonnent-elles avec la rame le gouffre livide ? » La prêtresse aux longs jours lui répondit en peu de mots : « Fils d’Anchise, toi le vrai sang des dieux, tu vois le profond marais du Cocyte et les eaux dormantes du Styx, par lequel les dieux redoutent de jurer, et qu’ils n’attestent jamais en vain. Toute cette foule que tu vois est celle des morts inhumés et misérables ; ce nocher, c’est Charon ; ceux que l’onde porte ont reçu la sépulture : il n’est pas permis aux premiers de franchir l’horrible rive et les courants au bruit rauque, avant que leurs os n’aient reposé dans le tombeau. Ces ombres errent pendant cent ans, et voltigent autour de ces bords ; (6, 330) alors enfin admises dans la barque, elles atteignent la rive tant désirée. » Là le fils d’Anchise s’arrête, agité de mille pensées, et plaignant dans son cœur la cruelle destinée de ces morts. Soudain il aperçoit, tristes et privés des honneurs suprêmes, Leucaspis et Oronte, chef de la flotte lycienne, qui, partis de Troie et portés sur les mers orageuses, avaient été engloutis par l’auster et les flots avec leur navire.

Voici qu’au milieu de ces ombres le pilote Palinure se portait au-devant du héros ; Palinure qui, dans le trajet de Carthage en Italie, observant les astres, avait glissé de la poupe de son vaisseau, et était tombé dans l’abîme des eaux. (6, 340) Énée le reconnut à peine, triste comme il était et environné d’une ombre épaisse : le premier il lui parla ainsi : « Quel dieu, Palinure, t’a enlevé à nous et t’a plongé dans la profonde mer ? Parle, je t’en prie ; car Apollon, jusqu’ici trouvé fidèle en tous ses oracles, ne m’a trompé qu’à ton sujet : il m’assurait qu’échappé comme moi aux périls de la mer, tu aborderais aux rivages d’Ausonie : est-ce qu’il tient sa promesse ? » — « Fils d’Anchise, répondit Palinure, l’oracle d’Apollon ne t’a point abusé, et aucun dieu ne m’a précipité dans les flots. (6, 349) Je me tenais attaché à la proue, et je réglais la course du navire, lorsque, imprimant au gouvernail une violente secousse, je tombai, et l’entraînai dans ma chute : j’en atteste les terribles mers, j’ai moins tremblé pour moi dans ce moment fatal que pour votre vaisseau ; je craignais que dépouillé de ses agrès, échappé des mains de son pilote, le navire ne sombrât ; tant les vagues s’élevaient menaçantes. Durant trois nuits orageuses le Notus furieux me ballotta sur la vaste mer ; enfin, le quatrième jour, je découvris de loin l’Italie, porté jusqu’aux nues sur la cime des vagues. Je nageais lentement vers