Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/291

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Grec : il était venu jadis, avec les armées de sa patrie, sous les remparts de Troie. Dès qu’il eut vu de loin des vêtements et des armes troyennes, il s’arrêta un moment, frappé d’épouvante, et retint ses pas tremblants ; bientôt il se précipite vers le rivage, et s’écrie, avec des larmes et des prières : "Par ces astres, par ces dieux que j’atteste, (3, 600) par cet air que nous respirons tous, ôtez-moi de ces lieux, Troyens ! emmenez-moi partout où vous voudrez, je serai content. Je suis Grec, je l’avoue, et l’un de ceux qui sont venus, le fer à la main, attaquer les pénates d’Ilion. Si mon crime est si grand à vos yeux, déchirez le corps d’un ennemi, plongez-moi dans la vaste mer. Si je meurs, il me sera doux de mourir de la main des hommes." En disant ces mots, il embrassait nos genoux, et, se jetant à nos pieds, il y restait attaché. Nous l’engageons à nous dire son nom, sa famille, et quelle fortune l’agite. (3, 610) Anchise le premier, sans attendre qu’il nous réponde, tend la main au malheureux jeune homme, et, par ce gage d’un tendre intérêt, rassure ses esprits. Enfin, remis de sa frayeur, le Grec poursuit en ces termes :

"Ma patrie est l’île d’Ithaque ; je suis un des compagnons du malheureux Ulysse ; mon nom est Achéménide : Adamaste, mon père, étant pauvre (plût au ciel que je me fusse contenté de son humble fortune !), je partis pour le siège de Troie. Quand mes compagnons s’échappèrent de ces retraites cruelles, dans leur épouvante ils ne songèrent pas à moi, et me laissèrent dans la vaste caverne de Polyphème : horrible demeure ! immense et ténébreuse, elle est partout souillée d’un sang fétide et de chairs palpitantes. Le monstre (dieux puissants, délivrez la terre d’un tel fléau !), aussi haut que les nues, frappe les astres de son front : (3, 621) on n’ose le regarder ; toute voix se tait devant lui. Les entrailles des malheureux humains, le sang des cadavres, voilà sa nourriture. Je l’ai vu moi-même, étendu dans le fond de son antre, saisir avec son immense main deux des nôtres, les écraser contre un rocher, leurs entrailles rejaillir, et dans leur sang nager le seuil de la caverne : je l’ai vu manger leurs membres tout dégouttants, leurs chairs ruisselantes ; j’ai entendu crier sous ses dents leurs os encore tièdes. Ce ne fut pas impunément : Ulysse ne le souffrit pas, et le roi d’Ithaque ne s’oublia point dans une telle extrémité. (3, 630) Le monstre, gorgé de carnage et enseveli dans le vin, avait laissé fléchir sa tête appesantie, et s’était allongé dans son antre de toute l’immensité de son corps, rejetant, durant son sommeil, le sang et le vin mêlés aux débris de ses affreux repas. Nous invoquons les dieux ; le sort assigne à chacun sa place ; tous nous nous répandons autour du géant, et, à l’aide d’un pieu aiguisé, nous crevons le seul œil qu’il avait à demi-caché sous son front menaçant : œil énorme ! on eût dit un bouclier d’Argos, ou le disque brillant du soleil. Enfin nous vengeons avec joie les mânes de nos compagnons. Mais vous, fuyez, malheureux Troyens ! fuyez, coupez les câbles qui vous retiennent à la rive ; (3, 641) c’est peu que Poly-