Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/282

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« Cette apparition et la voix de mes dieux me frappèrent d’un saint étonnement ; ce n’était point un songe ; ils étaient devant moi, je reconnaissais leurs visages, leurs têtes, et leurs bandeaux sacrés ; tout me les montrait présents. Une sueur froide coulait de tous mes membres. Je m’élance de ma couche ; j’élève vers le ciel mes mains et ma voix suppliante, et je répands le vin pur des libations sur mon foyer. Heureux de cet hommage rendu à mes dieux, je cours annoncer à mon père et le prodige et ses merveilleuses circonstances. (3, 180) Anchise alors reconnaît que notre double origine et les deux branches de la famille troyenne l’ont trompé, et qu’il a confondu les lieux antiques marqués par l’oracle. "Ô mon fils, me dit-il, toi qu’agitent les mauvais destins d’Ilion, la seule Cassandre me prédisait les événements qui s’accomplissent pour nous : il m’en souvient, elle annonçait à ma race un empire prédestiné ; elle l’appelait tantôt l’Hespérie, tantôt les royaumes d’Italus. Mais qui aurait cru que les Troyens dussent jamais venir sur les rivages de l’Hespérie ? Et qui dans ces temps malheureux était touché des prédictions de Cassandre ? Cédons à Phébus, et, dociles aux dieux, laissons-nous conduire mieux par leurs mains." Il dit, et tous, applaudissant à ses paroles, (3, 190) nous lui obéissons à l’envi. Nous abandonnons encore cette terre, et, n’y laissant qu’un petit nombre des nôtres, nous mettons à la voile, et nous lançons encore nos vaisseaux creux à travers la vaste mer.

« Quand nous eûmes gagné le large, que toute terre eut disparu à nos yeux, et que nous ne vîmes partout que le ciel, partout que l’onde, voici qu’une nuée bleuâtre s’arrêta sur nos têtes, portant dans ses flancs la nuit et l’orage, et répandant sur les eaux sa ténébreuse horreur. Tout à coup les vents bouleversent la mer, et de grandes vagues s’élèvent ; dispersés, l’onde nous ballotte dans ses vastes gouffres. Les nuages ont enveloppé le jour dans leurs plis ténébreux, la nuit humide nous a dérobé les cieux. (3, 200) Nous sommes jetés hors de notre route, et nous errons en aveugles sur les eaux. Palinure lui-même dit qu’il ne peut plus distinguer le jour de la nuit, ni reconnaître sa route au milieu des mers. Pendant trois jours d’épaisses ténèbres ou d’une incertaine lumière, nous errons sur les flots ; nous errons pendant trois nuits sans étoiles. Enfin le quatrième jour la terre parut s’élever du sein des eaux, découvrir de loin ses montagnes, et rouler la fumée. Alors nos voiles tombent ; nous nous levons sur nos rames ; nos matelots impatients tourmentent de leurs bras nerveux l’onde écumante, et en balayent la verte surface. Échappé aux flots, les Strophades me reçurent dans leurs baies hospitalières. (3, 210) Les Grecs appellent Strophades ces îles de la mer Ionienne qu’habitent la cruelle Céléno et les autres Harpies, depuis que le palais de Phinée leur a été fermé, et que la peur les a chassées de sa table royale. Jamais monstres plus horribles, jamais fléau plus redoutable, suscité par la colère des dieux, ne s’éleva des ondes du Styx. Affreux oiseaux, ils ont les traits d’une vierge, les mains armées de griffes,