Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/279

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les causes profondes de cet affreux mystère ; un sang noir jaillit encore de l’écorce déchirée. Agité de mille pensées, j’invoquais les nymphes des bois, et Mars qui préside aux campagnes des Gètes, suppliant ces divinités de tourner à bien ce prodige, et de nous rendre légers ces présages. Mais tandis que, redoublant de force, je tente de déraciner un troisième arbrisseau, et qu’appuyant mes genoux sur le tertre je lutte contre l’arène (parlerai-je ou me tairai-je ?), du fond du tertre une voix lamentable (3, 40) se fait entendre, et ces accents plaintifs viennent frapper mon oreille : "Énée, pourquoi déchires-tu un malheureux ? Épargne ma tombe, et ne souille pas tes mains pures. Troyen comme toi, je ne te suis point étranger ; ce sang que tu vois couler de cette tige est le mien. Ah ! fuis cette terre cruelle, fuis ce rivage avare. Je suis Polydore, percé en ce lieu de mille traits ; leurs pointes aiguës m’accablent encore ; elles ont germé dans cette terre en moisson homicide." À ces mots je sentis mon âme oppressée par l’anxiété et la terreur ; je demeurai interdit ; mes cheveux se dressèrent sur ma tête, ma voix expira sur mes lèvres.

(3, 49) « J’avais reconnu Polydore : jadis le malheureux Priam, se défiant de la fortune des armes dardaniennes, et voyant Troie cernée de tous côtés, l’avait secrètement envoyé, avec beaucoup d’or, au roi de Thrace, pour qu’il prît soin de son enfance. Cet hôte perfide, dès que la puissance troyenne eut été brisée, et que la fortune se fut retirée d’Ilion, suivit le parti d’Agamemnon et ses armes victorieuses, viola tous les droits sacrés, assassina Polydore, et s’empara violemment de ses trésors. À quoi ne pousses-tu pas les cœurs mortels, exécrable soif de l’or ? Revenu de ma première épouvante, j’allai raconter aux principaux de la nation, et à mon père le premier, ces prodiges divins, et je leur demandai conseil. (3, 60) Tous furent d’avis qu’il fallait s’éloigner de cette terre sacrilège, quitter ces bords où l’hospitalité avait été souillée, et livrer de nouveau la voile aux vents. Cependant nous rendons à Polydore les honneurs suprêmes, et la terre entassée par nos mains s’élève pour lui en immense tombeau. De lugubres autels, parés de bandelettes bleues et de cyprès au feuillage funéraire, se dressent pour les dieux Mânes ; alentour les femmes d’IIion pleurent, les cheveux épars selon la coutume. Nous portons sur le tombeau et y répandons des coupes écumantes d’un lait tiède, et le sang sacré des victimes ; nous renfermons l’âme de Polydore dans son sépulcre, et, appelant son ombre à haute voix, nous la saluons d’un dernier adieu.

« Dès que nous pûmes nous fier à la mer, que les vents apaisés (3, 70) eurent aplani le liquide espace, et que le doux frémissement de l’auster nous eut invités à cingler au large, nos compagnons mirent les navires à flot, et remplirent le rivage de leur foule empressée. Nous partons ; le port, le rivage et les villes ont déjà fui sous nos regards. Au milieu des mers s’élève une île, terre sacrée et chérie entre toutes de la mère des Néréides et de Neptune Égéen : c’est Délos ; longtemps errante, elle flottait de rivage en rivage, quand le