Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/274

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ton cœur cette colère indomptable ? Pourquoi ces fureurs ? Et n’as-tu donc plus de souci de ta mère et des nôtres ? Que ne vas-tu voir plutôt dans Troie, où tu as laissé ton père Anchise, que la vieillesse accable ! Créuse, Ascagne, vivent-ils encore ? De tous côtés les hordes errantes des Grecs les environnent ; et si mon amour inquiet ne repoussait loin d’eux les périls, (2, 600) déjà la flamme les aurait dévorés tous trois, ou le fer ennemi se serait baigné dans leur sang. Non, ce n’est point l’odieuse Lacédémonienne, ce n’est point Pâris qu’il faut accuser aujourd’hui : c’est le courroux, l’impitoyable courroux des dieux qui renverse cet empire, et qui précipite du faîte Ilion. Regarde, car je vais dissiper le nuage dont l’humide vapeur, répandue sur tes yeux mortels, obscurcit ta vue et en émousse la pointe : écoute seulement, et, rassuré par ta mère, ne résiste pas à ses ordres. Là où tu vois ces masses dispersées, les pierres arrachées et confondues, (2, 610) c’est Neptune qui des coups redoublés de son trident bat vos murailles, en ébranle les assises profondes, et déracine Ilion entier dans ses fondements. Vois-tu Junon la première à la porte Scée, l’implacable Junon ; et comme, le fer à la main, elle appelle en furieuse ses soldats, trop lents à quitter leurs vaisseaux ? Regarde derrière toi, c’est Pallas avec sa redoutable égide ; portée sur un nuage étincelant, elle est assise sur le sommet de la citadelle. Le père des dieux lui-même souffle aux Grecs le feu de la guerre, et seconde leurs efforts : lui-même il suscite les dieux contre les armes troyennes. Fuis donc au plus vite, ô mon fils, et cesse une vaine résistance : (2, 620) je serai partout avec toi, et te conduirai en sûreté jusqu’au seuil paternel." Elle dit, et disparut dans l’ombre épaisse de la nuit.

« Alors m ’apparaissent les figures effrayantes des grands dieux ennemis de Troie ; alors je vis Ilion tout entier s’abîmer dans les flammes, et la ville de Neptune se renverser de fond en comble. Ainsi sur le sommet d’une haute montagne gémit, entamé par le fer et sous les coups redoublés de la hache, un frêne antique que des bûcherons, rassemblant leurs bras, s’efforcent d’abattre : l’arbre menace encore le ciel, son feuillage tremble, sa cime ébranlée chancelle ; (2, 630) enfin, épuisé par les blessures, il pousse un dernier gémissement, tombe, et roule dans la vallée ses vastes ruines. Je descends de la citadelle, et, guidé par une main divine, je m’esquive à travers les flammes et les ennemis ; devant moi les traits s’écartent, l’incendie se retire. J’arrive sur le seuil de la maison paternelle et dans la demeure de mes aïeux : mais voilà que mon père, que je voulais sauver le premier et transporter sur les montagnes voisines, refuse de traîner plus longtemps sa vie après la ruine d’Ilion, et de souffrir les maux de l’exil. "Fuyez, nous dit-il, vous qu’échauffe encore le sang de la jeunesse, vous à qui vos forces sont demeurées entières, (2, 640) fuyez : si les dieux avaient voulu que ma vie se prolongeât, ils m’auraient conservé ces demeures de mes ancêtres. C’est assez, c’est trop pour moi d’avoir vu une fois cette ville saccagée, et d’avoir survécu à ma