Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/266

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ils les dominent de leur tête superbe : le reste de leur corps se traîne sur les eaux, et leur croupe immense se recourbe en replis tortueux. Un bruit perçant se fait entendre sur la mer écumante : déjà ils avaient pris terre ; (2, 210) les yeux ardents et pleins de sang et de flammes, ils agitaient dans leur gueule béante les dards sifflants de leur langue. Pâles de frayeur, nous fuyons çà et là ; mais eux, rampant de front, vont droit au grand prêtre : et d’abord ils se jettent sur ses deux enfants, les enlacent, les étreignent, et de leurs dents rongent leurs faibles membres. Armé d’un trait, leur père vient à leur secours ; il est saisi par les deux serpents, qui le lient dans d’épouvantables nœuds : deux fois ils l’ont embrassé par le milieu, deux fois ils ont roulé leurs dos écaillés autour de son cou ; ils dépassent encore son front de leurs têtes et de leurs crêtes altières. (2, 220) Lui, dégouttant de sang et souillé de noirs poisons, roidit ses mains pour se dégager de ces nœuds invincibles, et pousse vers le ciel des cris affreux. Ainsi mugit un taureau, quand, blessé devant l’autel par un bras mal assuré, il fuit, et a secoué la hache tombée de sa tête. Mais les deux dragons, glissant sur leurs écailles, s’échappent vers le temple de la terrible Pallas, gagnent la citadelle, et là se cachent sous les pieds de la déesse et sous son bouclier.

« Alors de nouvelles terreurs se glissent dans nos âmes frissonnantes : chacun se dit que Laocoon a reçu le juste châtiment de son crime, lui qui d’une main injurieuse a profané le cheval sacré, (2, 231) et lancé dans ses flancs un dard impie. Tous de s’écrier qu’il faut conduire au temple le divin simulacre, et implorer la pitié de la déesse. Aussitôt une brèche est faite dans nos murailles, et la ville est ouverte au colosse. Tous se mettent à l’œuvre : on élève les pieds du cheval sur des madriers roulants ; des cordes attachées à son cou se tendent pour le traîner ; la fatale machine escalade nos murs, grosse de soldats armés ; des enfants et des vierges chantent alentour des hymnes pieux, et se plaisent à toucher le câble qui la traîne. (2, 240) Elle entre enfin, et glisse menaçante à travers la ville. Ô ma patrie, ô Ilion, demeure des dieux, murailles des Troyens à jamais illustrées par la guerre ! quatre fois aux portes mêmes de la ville le cheval s’arrêta ; quatre fois on entendit un bruit d’armes dans son sein. Nous poursuivons, insensés que nous sommes, et aveuglés par la démence ; et nous plaçons le monstre fatal dans la citadelle sacrée. C’est alors que Cassandre ouvrit la bouche pour nous prédire nos destins ; Cassandre, que les Troyens (Apollon l’ordonnait ainsi) n’ont jamais crue. Et nous, nous malheureux, dont c’était le dernier jour, nous parions de guirlandes, comme en un jour de fête, les temples de Troie. (2, 250) Cependant le ciel a tourné sur son axe, et la Nuit s’élance du sein de l’Océan, enveloppant de son ombre immense la terre, les espaces éthérés, et les embûches des Grecs. Dispersés dans l’enceinte de leurs murailles, les Troyens reposent silencieux ; le sommeil enchaîne leurs membres fatigués.

« En ce moment la troupe des Grecs, partie de Ténédos sur ses vaisseaux en ligne, gagnait, à