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par quels chants pourra-t-il toucher encore les divinités des enfers ? déjà la froide Eurydice voguait dans la barque du Styx. On dit que durant sept mois entiers, seul au pied des hauts rochers de la Thrace ou près des rives désertes du Strymon, il pleura, et redit ses douleurs aux antres glacés ; (4, 510) les tigres étaient adoucis par ses chants ; il tirait à lui les chênes émus. Telle, sous le feuillage d’un peuplier la plaintive Philomèle se désole de ses petits qu’elle a perdus, et qu’un barbare laboureur, qui les guettait, a enlevés encore sans plumes de leur nid : elle aussi, sous le rameau qui la cache, pleure durant la nuit, recommence sans cesse ses chants lamentables, et remplit les lieux d’alentour de sa plainte insensée. Pour lui plus d’amour, plus d’hymen qui le touche encore. Il parcourait solitaire les glaces hyperboréennes, les rives neigeuses du Tanaïs, et les plaines du Riphée, que couvrent des frimas éternels ; il allait se plaignant d’Eurydice ravie, et des vains présents de Pluton. (4, 520) Tant d’amour irrita les femmes de la Thrace, qui, se voyant méprisées par ce jeune homme, le saisirent au milieu des fêtes des dieux et dans les orgies nocturnes de Bacchus, et dispersèrent dans les champs ses membres déchirés. Alors même, alors que l’Hèbre roulait dans ses gouffres profonds sa tête flottante et séparée de son cou d’albâtre, on entendit encore sa voix éteinte et sa langue glacée redire le nom d’Eurydice. Ah, malheureuse Eurydice ! murmurait son âme en fuyant chez les morts. Sur toute la rive les échos répétaient : Eurydice, Eurydice. »

Ainsi parla Protée, et, d’un bond s’élançant dans la mer, il fit tournoyer sous lui l’onde écumante. (4, 530) Mais Cyrène n’abandonna point son fils en ce moment d’alarmes. « À présent, lui dit-elle, tu peux chasser de ton cœur les tristes soucis ; la cause de ton malheur t’est connue : les nymphes, compagnes d’Eurydice, avec lesquelles elle formait des chœurs dans les grands bois, se sont vengées sur tes abeilles en les faisant périr misérablement. Va donc en suppliant leur offrir des présents, et fléchir leur courroux ; les Napées sont faciles à qui les vénère : elles se rendront à tes vœux et reviendront de leur colère. Mais d’abord je veux te dire de quelle manière tu dois les implorer. Dans tes troupeaux, qui paissent maintenant sur les verts sommets du Lycée, choisis quatre beaux taureaux (4, 540) et autant de génisses superbes, dont les têtes n’ont pas encore été courbées sous le joug. Élève encore dans le temple des nymphes quatre autels, sur lesquels tu feras couler le sang des victimes égorgées ; abandonne les corps inanimés sous les ombrages de la forêt. Quand la neuvième Aurore apparaîtra dans les cieux, sacrifie à Orphée en lui offrant les pavots du Léthé ; tu apaiseras les mânes d’Eurydice en leur immolant une génisse avec une brebis noire, et tu iras revoir le bois où gisent tes victimes. »

Elle dit, et lui d’exécuter à l’instant les ordres de sa mère. Il se rend au temple des nymphes, fait dresser quatre autels, (4, 550) y amène quatre beaux taureaux et autant de génisses superbes. Quand la neuvième Aurore a paru, il sacrifie aux mânes d’Orphée et retourne dans le bois. Ô prodige sou-