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Ovide le loue dans des vers spirituels :

Carmina sublimis tum sunt peritura Lucreti,
Exitio terras cum dabit una dies.

Stace vante aussi la sublime fureur du poëte :

Cedet musa rudis ferocis Enni,
Et docti furor arduus Lucreti.

Peut-être même ce vers est-il l’unique raison de la folie attribuée à Lucrèce ; des interprètes téméraires ayant pris pour l’emportement d’un véritable délire cette fougue d’inspiration, cette impétuosité de génie que le mot furor exprime.

Lucrèce n’a guère moins été admiré par les modernes.

Molière surtout aimait ce poëte, qui mêle souvent, comme lui, les railleries les plus fines à la morale la plus haute.

Il essaya, dit-on, de le traduire ; mais il ne reste de son travail qu’une vive et piquante imitation, introduite dans le Misanthrope[1]. Voltaire, cet esprit si juste, et cet admirateur si vrai de tous les grands esprits, a des transports pour Lucrèce ; et, dans une lettre de Memmius à Cicéron, il s’écrie, avec sa vivacité habituelle de langage : « Il y a là un admirable troisième chant, que je traduirai, ou je ne pourrai. » Malheureusement il n’a pu, ou n’a pas voulu.

Parmi les traductions en prose, d’ailleurs peu nombreuses, qui ont été faites de ce poëme, la plus remarquable (nous pourrions dire la seule remarquable) est celle de Lagrange. Mais ce travail, qui atteste une connaissance profonde des deux langues, a surtout pour objet de faire comprendre le fond de la doctrine épicurienne ; et, pour nous montrer le philosophe, quelquefois elle fait disparaître le poëte. Peut-être est-ce rendre un hommage plus complet à Lucrèce, que d’employer toutes les ressources de la traduction à faire ressortir le poëte : car c’est bien moins pour le fond que pour l’attrait des grandes beautés poétiques qui y sont répandues, que le poëme de la Nature des choses aura toujours des lecteurs. C’est ce qu’on a tâché de faire dans cette traduction.


  1. Voici les deux morceaux rapprochés. Le morceau latin a tiré un prix particulier de l’idée qu’a eue Lucrèce d’y encadrer les expressions grecques ridiculement affectées par les jeunes voluptueux de son époque.

    La pâle est aux jasmins en blancheur comparable ;
    La noire à faire peur, une brune adorable ;
    La maigre a de la taille et de la liberté ;
    La grasse est, dans son port, pleine de majesté ;
    La malpropre sur soi, de peu d’attraits chargée,
    Est mise sous le nom de beauté négligée ;
    La géante parait une déesse aux yeux ;
    La naine, un abrégé des merveilles des cieux ;
    L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne,
    La fourbe a de l’esprit, la sotte est toute bonne ;
    La trop grande parleuse est d’agréable humeur.
    Et la muette garde une honnête pudeur.
    C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême
    Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime.

    Acte II, sc. 5

    Nigra μελίχροος est ; immunda ac fetida, ἄκοσμος;
    Cæsia, Παλλάδιον· nervosa et lignea, Δορκάς ;
    Parvola, pumilio, Χαρίτων μια, tota merum sal ;
    Magna atque immanis, ϰατάπληξις, plenaque honoris ;
    Balba, loqui non quit ? Τραυλίζει ; muta, pudens est ;
    At flagrans, odiosa, loquacula, Λαμπάδιον fit ;
    Ἰσχνὸν ἐρωμένιον tum fit, quom vivere non quit
    Præ macie ; ῥαδινὴ vero est jam mortua tussi ;
    At gemina et mammosa, Ceres est ipsa ab Iaccho ;
    Simula, Σιληνὴ ac Σατύρα est ; labiosa, φίλημα.

    liv. IV, v. 1156.