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se privaient de leurs yeux : tant était vive cette peur de mourir imprimée dans leur âme ! Quelques malheureux enfin se prirent à oublier toutes choses, au point de ne plus se reconnaître eux-mêmes.

Quoique la terre fût jonchée de cadavres entassés sur cadavres et manquant de sépulture, la race des oiseaux et les bêtes sauvages s’en écartaient d’une fuite rapide, pour éviter d’infectes odeurs : ou bien elles goûtaient à peine ces restes, que déjà elles languissaient aux approches de la mort.

Et même, en ces tristes jours, on ne voyait guère d’oiseaux apparaître, ni d’animaux nuisibles (6, 1220) sortir des forêts : la plupart, frappés de la maladie, expiraient languissamment. Les chiens surtout, les chiens fidèles, étendus dans toutes les rues, y vomissaient avec effort leur âme, sous les assauts du mal qui arrachait la vie de leurs membres.

On menait à la hâte d’innombrables funérailles que nul n’accompagnait. Rien ne fournissait un remède général et sûr ; car ce qui avait permis à l’un d’aspirer encore le souffle vivifiant des airs, d’apercevoir encore la voûte des cieux, perdait l’autre et amenait sa ruine.

Mais de toutes ces calamités voici la plus affreuse, (6, 1230) la plus lamentable : à peine saisi du fléau, on se voyait déjà condamné à mourir ; et, dans le triste abattement d’une âme défaillante, on gisait immobile, n’envisageant plus que la mort, et l’on expirait sur la place.

Oui, car l’avide contagion du mal ne cessait point un seul instant de gagner les uns après les autres, comme des troupeaux chargés de laine ou des bœufs mugissants. Voilà surtout ce qui entassait funérailles sur funérailles. En effet, tous ceux qui fuyaient la couche des malades, trop attachés à la vie, trop effrayés de la mort, (6, 1240) étaient bientôt punis par une mort aussi triste que honteuse, délaissés eux-mêmes, manquant de secours, et à leur tour victimes de l’Abandon. Ceux au contraire qui assistaient les autres, succombaient et à la contagion, et à la fatigue que les obligeaient de subir une noble pudeur, et la prière caressante, la voix plaintive des mourants. Aussi étaient-ce les meilleurs des hommes qui essuyaient ce beau trépas.

Luttant d’efforts pour ensevelir sans relâche tout un peuple des siens, on revenait enfin brisé par les larmes et le deuil. Alors la plupart tombaient au lit sous le poids du chagrin ; et il était impossible de trouver un homme que ni la maladie, (6, 1250) ni la mort, ni le deuil, n’eût frappé à cette cruelle époque.

Le pâtre, le bouvier, et le guide robuste de la charrue, sentaient aussi de mortelles langueurs. Au fond des chaumières se pressaient des corps étendus, victimes du fléau et de la misère. Ici tu aurais vu des parents jetés sans vie sur les restes sans vie de leurs enfants ; là des fils expirant sur le cadavre de leur père et de leur mère !

Cette désolation fut en grande partie répan-