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faute de secours, faute de connaître ce que demandaient leurs blessures.

Mais un seul jour ne livrait point à la destruction des milliers d’hommes rassemblés sous les étendards ; mais les tempêtes des mers ne brisaient pas contre les écueils les navires et leur équipage. (5, 1000) Déchaînées par mille fureurs aveugles, stériles, impuissantes, elles apaisaient innocemment leurs vaines menaces. Vainement aussi les ondes souriaient-elles sous le masque trompeur du calme : leurs pièges ne séduisaient aucun mortel, et la navigation, art fatal, dormait encore dans les ténèbres. Alors les membres succombaient aux langueurs de la disette ; aujourd’hui c’est l’abondance qui les plonge dans l’abîme. Jadis les hommes s’empoisonnaient eux-mêmes par ignorance ; maintenant c’est un art d’empoisonner les autres.

Puis, quand ils eurent trouvé l’usage des cabanes, des peaux et du feu ; (5, 1010) quand la femme, unie à l’homme, devint sa compagne ; que les chastes joies de la Vénus domestique leur furent connues, et qu’ils virent une famille née de leur sang, le genre humain commença dès lors à s’amollir. Le feu empêcha que les corps, déjà sensibles au froid, pussent l’endurer aussi bien sous le toit immense des cieux ; l’amour diminua les forces ; et les enfants, par leurs caresses, domptèrent aisément le cœur farouche des pères. Alors, dans les habitations voisines, on se mit à lier amitié ensemble, et ne se faire ni injure ni violence : (5, 1020) on se recommanda les enfants et le sexe des femmes par les cris et le geste ; des bégayements confus exprimèrent qu’il était juste d’avoir pitié des faibles. Sans doute la concorde ne pouvait encore régner partout ; mais la plupart, cœurs honnêtes, demeuraient fidèles à ses lois : autrement, l’espèce humaine eût déjà péri tout entière, incapable d’amener jusqu’à nous la série des générations.

Bientôt la Nature poussa les hommes à émettre des sons divers, et le besoin leur arracha des noms pour les choses : (5, 1029) à peu près comme l’impuissance de sa langue réduit l’enfant au geste, quand elle lui fait montrer du doigt ce qui frappe ses yeux : car tout être sent bien qu’il peut user des forces de sa nature. Le jeune taureau, avant que des cornes ne viennent à lui poindre sur le front, attaque dans sa fureur et presse son ennemi avec elles. Les petits des panthères, les lionceaux combattent déjà des ongles, des pattes et de la gueule, que les dents et les ongles sont à peine formés. Enfin, nous voyons toute la jeune race des oiseaux se confier à ses ailes, et leur demander un appui encore tremblant. (5, 1040) Aussi, croire que jadis un seul homme distribua les noms aux choses, et que ce fut pour les autres la source des mots, est une folie : par quel hasard cet homme saurait-il désigner tous les corps de sa voix, émettre tous les sons de sa langue, tandis que les autres nous en ont paru incapables ? D’ailleurs, si les autres n’eussent point échangé des paroles, où donc en aurait-il puisé la con-