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Aussi la terre mérite-t-elle bien le nom de mère commune, puisque tous les êtres sont nés de la terre.

Aujourd’hui encore, de la terre jaillissent une foule d’animaux, engendrés par les pluies et la chaude vapeur du soleil. Est-il donc étonnant que ses créations fussent plus abondantes, plus vastes, alors que l’air et le sol, encore jeunes, excitaient leur développement ?

Dans l’origine, la race ailée et les oiseaux de mille couleurs (5, 800) quittaient l’œuf, éclos sous l’haleine du printemps ; comme de nos jours, aux feux de l’été, les cigales dépouillent elles-mêmes leurs frêles tuniques de peau, afin de chercher la nourriture et la vie.

Ce fut alors que la terre vomit ses premières générations humaines [803]. La chaleur et l’humidité abondaient au sein des campagnes. Aussi, quand elles rencontraient un endroit propice, formaient-elles des embryons d’abord enracinés aux flancs de la terre. Et sitôt que les germes, à ce point de maturité, âge de la naissance pour les enfants, rompaient leur enveloppe, fuyant ces demeures humides, et altérés d’air, la Nature dirigeait vers eux les pores du sol, (5, 810) et le forçait à répandre de ses veines ouvertes un suc pareil au lait : ainsi, maintenant les femmes qui enfantent se gonflent de cette douce liqueur, parce que le torrent des sucs alimentaires roule vers les mamelles. Les enfants trouvaient leur nourriture dans la terre, leur vêtement dans la chaleur, leur couche dans l’épais et tendre duvet du gazon.

Le monde, dans sa jeunesse, ne déchaînait encore ni les froids rigoureux, ni les ardeurs excessives, ni le souffle puissant des airs : tous ces fléaux eurent aussi leur naissance, leurs accroissements.

Je le répète donc, elle porte justement ce nom de mère (5, 820) si bien gagné, la terre qui a enfanté la race des hommes, et qui, dans un espace presque fixé, a répandu de son sein tous les animaux qui bondissent çà et là sur les hautes montagnes, et les mille oiseaux de l’air aux mille formes diverses. Mais comme les enfantements doivent avoir un terme, elle s’arrête, semblable à une femme épuisée par l’âge. Oui ; car l’âge bouleverse toute l’essence du monde, et il faut que toutes choses passent d’un état à un autre. Rien ne demeure constant à soi-même : tout flotte, tout change sous les révolutions que la Nature lui impose. (5, 830) L’un s’en va en poussière, et succombe aux langueurs des ans ; l’autre s’accroît, et sort du rang des choses viles. Ainsi, je le répète, l’âge bouleverse la face entière du monde ; il faut que tout passe d’un état à un autre, et perde l’énergie qu’il a, pour acquérir une force qui lui manque.

Dans ses laborieux efforts, la terre produisait aussi une foule de monstres, formes étranges, assemblages de membres bizarres : comme l’androgyne, qui tient de l’un et l’autre sexe, écarté de l’un et l’autre. Des êtres manquant de pieds, dépourvus de mains ; des êtres sans parole ni bouche, des aveugles sans visage, se rencontrèrent ; (5, 840) et des corps unis tout entiers par un enchaînement des membres, et qui ne pouvaient rien faire, ni aller nulle part, ni éviter le mal, ni prendre ce que leurs besoins voulaient.