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LE MAL DES ARDENTS

le plaisir d’enfoncer au maillet les derniers goujons. Il lui dit :

— « Nous allons profiter de cette occasion pour vous mettre à l’ouvrage ; c’est encore vous qui signerez cette chic porte. »

Elle lui répondit d’un sourire ami. Qu’il était beau et bon ce garçon ! Pourquoi Rodolphe n’avait-il pas choisi un métier comme celui-là ? Toujours accroupi dans la buée du fer, les fumées des braises, la poussière et l’odeur des étoffes, sa santé se perdait ; il était maigre et sale, ébouriffé, le teint blème, les yeux rouges ; son caractère s’aigrissait, ses plaisanteries n’étaient plus les railleries légères d’autrefois mais tournaient à la diatribe et à l’amertume. Quelle déchéance en dix ans, depuis le jour heureux de leur mariage ! subitement, il lui semblait en Noë revoir son Rodolphe tel qu’il était à vingt-six ans alors qu’il était venu la prendre d’un air sérieux, un jour (elle avait seize ans !) où elle dansait avec Noë de deux ans plus âgé qu’elle mais aussi gamin. Il lui avait demandé si elle voulait être sa femme et Noë avait battu des mains : Chic ! je vais t’avoir pour petite sœur…

La vie avait été bien heureuse, laborieuse, certes, mais, mon Dieu, qu’elle avait été heureuse ! Puis la guerre hélas ! la Commune, et enfin le retour de Noë, hâve et dépenaillé des casemates prussiennes. Elle l’avait soigné comme Bernard ; il la regardait, il la regardait ! Et un jour il lui avait déclaré d’un ton tranquille qu’il ne se marierait