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LA JEUNESSE DE RABEVEL

arrondi ; ses yeux fermés ne voyaient qu’une nuit grise où cheminaient d’informes taches de couleur ; le cœur, l’estomac, les poumons se serraient et de ceux-ci monta, et comme se frayant à peine un passage dans la gorge, un long soupir. Il ne souffrait pas vraiment, étant plutôt anesthésié ; il ne pensait à rien, son corps lui-même lui semblait lointain ; tout était étranger, seul subsistait un îlot sensible où parlait une voix de rêve, presque automatique ; « …chose faite depuis hier… chose faite depuis hier… »

Il releva le front. Angèle était restée debout et le considérait, toute pleine d’embarras, les bras ballants ; il la voyait à contre jour, l’ombre adoucissait encore les traits fondus de ce visage fertile en délices ; elle avait la figure de la Sainte Anne de Léonard portée sur un col flexible, pur comme un lys. Elle était vêtue d’une robe noire à corselet qui s’épanouissait à la taille ainsi qu’une cloche. L’étoffe brillante était garnie de franges de velours caressantes aux yeux ; elle joignit les mains toute pensive et Bernard observa que les manches très courtes s’achevaient en d’immenses nuages de gaze argentée qui devaient faire des ailes lorsqu’elle dansait. Il vit les bras nus sous la gaze, il devina de petits seins fermes d’amazone. Il connut la bienheureuse tendresse qu’il n’avait jamais connue. Rien d’autre n’existait plus qu’elle ; il comprenait avec une aisance merveilleuse tout le patient travail de la durée, l’enregistrement continu des gestes et des mots de cette enfant parfaite