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LE FINANCIER RABEVEL

milieu de cette irritation nerveuse, de cette exaspération que les soucis, les craintes, (et aussi les chagrins) entretenaient en lui depuis un mois.

Qu’il avait eu du mal à écrire cette première lettre de L’Œil ! Dès là première ligne son intelligence lui avait bien dicté ce qu’il devait faire ; mais à chaque instant la colère contre ses adversaires reprenait le dessus ; il écrivait, il assouvissait son irritation, puis rayait rageusement le papier ou le déchirait ; sa terrible promptitude aux gestes extrêmes, sa rancune exacerbée, lui faisaient accomplir dans le silence de son bureau les seules vengeances qu’il pût satisfaire avec de l’encre et des plumes ; obligé de revivre par la pensée ses relations avec Blinkine et Mulot, il amassait avec un tremblement frénétique tout ce que son amour-propre et sa cupidité avaient pu ressentir d’atteintes et, avec une bordée de mots injurieux, essayait de se délivrer, de répandre sa bile, d’éteindre sa soif de massacre. Au centième de ses brouillons, il n’avait pas encore acquis cette sérénité nécessaire pour l’impression qu’il voulait produire sur le lecteur. Il fallut qu’il appelât Fougnasse. Celui-ci comprit tout de suite, et plus calme, plus désintéressé, l’aida à se surmonter, à sacrifier toute vaine perfidie, à achever enfin cette première lettre de l’Œil qui avait été pour le Conseiller le commencement du succès et pour les titres de Bordes le commencement de la débâcle. Cette expérience du caractère de son nouveau patron avait suffi à l’avocat pour qu’il se mît tout à fait dans la peau du rôle